Le K de Kafka : anatomie d’un antihéros.

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Au sein du triptyque kafkaïen, K désigne le personnage principal : Karl Rossmann dans L’Amérique, Joseph K dans Le Procès, et K, l’arpenteur, dans Le Château. L’anonymat derrière lequel Kafka désigne son héros intrigue autant qu’il donne lieu à d’innombrables spéculations. Les trois K sont-ils la représentation d’un seul et même individu ? Incarnent-ils, à l’image de Jacques Vingtras chez Vallès, le double littéraire de leur auteur, comme le laisse supposer l’initiale commune ? Précurseur de l’existentialisme, Kafka propose, avant Sartre et Camus, une analyse poignante de notre rapport à nous-mêmes et à autrui dans une société en pleine industrialisation. Et pour cause, si la bureaucratie tend à uniformiser les esprits, affirmer son individualité peut s’avérer source d’incompréhension et de bannissement, provoquant une sorte de nausée sartrienne et une sensation d’errance perpétuelle.

De Karl Rossmann à K l’arpenteur

Il est aisé d’envisager que Kafka utilise l’initiale K pour parler de lui-même. La prépondérance du pronom personnel « je » dans Le Château laisse supposer que c’est de lui- même dont parle l’auteur, mettant en scène des parties de sa vie par le biais de différents récits paraboliques. Ainsi, nous pouvons considérer tous les K comme un individu unique dont seule la situation varie. En suivant cette hypothèse, les trois romans représentent trois moments critiques de la vie de l’auteur. Karl Rossmann (L’Amérique) a seize ans quand il embarque sur le bateau en direction du Nouveau Monde. Joseph K (Le Procès) est arrêté le jour de son trentième anniversaire, soit le même âge que Kafka au moment de l’écriture. De son côté, K (Le Château) a quarante ans, tout comme l’auteur. Chacun d’eux traverse une crise, qui, outre les causes qui la provoquent, est aussi celle de leur âge : crise d’adolescence et crise de milieu de vie, plus ou moins sombre et grave selon les chances d’avenir qu’elle ménage. Bien qu’il subisse une désillusion, Karl connaît un sort moins tragique que Joseph K, car il est jeune et a encore toute la vie devant lui. Ce dernier, en dépit de sa « culpabilité » et de sa fin atroce, n’atteint pas encore le désespoir et la solitude que Le Château réserve à son homonyme. Des trois personnages, c’est K l’arpenteur qui est le plus frappé, puisqu’il n’a ni passé, ni présent, ni avenir. Il y a donc une gradation dans ce que nous savons de la personne morale et physique du héros.

De Karl, nous savons qu’il est beau garçon, sportif, respectueux des siens malgré l’exil auquel il est contraint par ses parents (il a mis enceinte une bonne). Karl se montre généreux envers les personnes qu’il croise durant la traversée ; il est spontané, avide de découvrir l’Amérique. Nous sommes moins renseignés sur le personnage de Joseph K. Le roman s’ouvre sur son trentième anniversaire. Nous comprenons qu’il est vieux garçon, travailleur, et qu’il a une mère aveugle. À l’inverse de Karl, Joseph K n’éprouve pas de sentiments affectueux pour sa famille. Préférant vivre loin d’eux, il néglige leurs ressentis et semble indifférent à l’implication de son oncle dans son affaire, pourtant le seul qui soit décidé à le disculper. De son physique, nous ne connaissons rien d’autre que « ses beaux yeux noirs », moteurs de l’attraction qu’il suscite auprès des femmes qui l’entourent. Si peu que cela soit, c’est encore plus que les détails donnés sur K l’arpenteur. Nous apprenons, sans certitude, qu’il a une femme et un enfant dans un pays étranger. Les doutes sur la véracité de cette allusion s’ouvrent lorsque nous apprenons sa volonté d’épouser une villageoise. K l’arpenteur n’a ni physique, ni psychisme. Nous ne savons pas d’où il vient ni pourquoi il arpente ce château. Pour Joseph K, nous voyons au moins ce qui le précipite dans le récit : son arrestation ; alors que K l’arpenteur est sans lien, ni avec autrui ni avec les murs qu’il hante comme un spectre. Même sa profession aux allures de sacerdoce est intrigante. Jour comme nuit, il arpente sans but les escaliers d’un château vide. Absent de lui-même, K n’est plus visible que par ses actes et surtout dans ses gestes, comme il convient à un homme dont l’existence, fondamentalement contestée, douteuse pour lui-même et suspecte aux autres, doit être prouvée d’abord. Cette nécessité de prouver qui il est explique que K, comme les personnages de Kafka en général, soit privé de ce dont tout personnage de roman est d’ordinaire généreusement pourvu : ce que les autres ont en quelque sorte de naissance, un visage, un corps, un passé, un caractère, un but, des sentiments ; il doit lutter pour les acquérir. Cette lutte, et l’immense effort qu’elle, exige sont le véritable sujet de son triptyque.

L’agonie de K

À l’effacement progressif du personnage de Kafka correspond un appauvrissement de ses aventures. Encore romanesques au sens presque classique du terme dans L’Amérique, elles ne deviennent bientôt plus que le reflet d’une obsession tout intérieure. Ainsi, la couleur et le rythme du récit vécu par chacun des K révèlent le degré de désespoir de Kafka et sa soif de vie.

Par une logique sans faille, la solitude de K se traduit donc techniquement dans les événements romanesques qui, à mesure que sa situation avec les autres s’aggrave, ne font plus que se répéter et deviennent de plus en plus monotones. La solitude de Karl est déjà grande, mais il n’en est pas responsable. Ses parents l’ont abandonné sur un quai, et le voilà contraint de quitter son pays. Durant la traversée, il se fait un ami, et il se raccroche à cette relation comme à un gilet de sauvetage. Les autres existent pour lui puisqu’ils sont la cause de ses souffrances, mais ils permettent aussi de les lui atténuer.

En revanche, la solitude de Joseph K et de K l’arpenteur fait d’eux des êtres aliénés au sens propre du terme. Tous deux sont seuls dans le roman : toutes les figures qu’ils rencontrent n’existent que par le prisme de leur imagination, ce sont soit des fantômes, soit des doubles littéraires. Malgré ses malheurs, l’état psychologique de Karl n’est pas si grave. Il parvient aisément à se débarrasser des deux vagabonds qui le harcèlent. De tous les doubles du triptyque, ils seront les seuls à être dotés d’une personnalité propre. Dans Le Procès, le duo qui dépouillera Joseph K de ses biens avant son exécution est plus abstrait. En effet, les deux gardiens dérobent ses vêtements, mangent sa nourriture, s’installent chez lui, le tout en agissant de façon mécanique, sans émettre de parole. On apprend finalement que l’un d’eux se nomme Franz, comme Kafka lui-même, et c’est lorsque la mécanique de l’exécution débute qu’on comprend la véritable nature du mystérieux couple. Ce ne sont pas des personnes séparées, ils incarnent des parties de Joseph K, des fragments de son moi dispersé.

Quand ces deux êtres « pâles et gras » viennent le chercher le matin de ses trente et un ans – soit un an jour pour jour après son arrestation – ils le serrent étroitement entre eux comme pour le compléter et reconstituer son individualité perdue : « ils formaient maintenant un tel bloc qu’on n’aurait pu anéantir l’un sans anéantir les deux autres. » Mais cette unité n’a pas la chaleur ni le pouvoir de conviction de la vie ; elle est vouée au néant. C’est une caricature, la preuve même que le procès est perdu, et pour Joseph K, l’entrée dans le couloir de la mort. À cause de la dépersonnalisation progressive du personnage, cette exécution aux allures de meurtre, n’est qu’un suicide camouflé.

Les aides de K l’arpenteur ont la même origine et jouent un rôle similaire. Ils font partie de lui bien qu’ils aient été reniés ou plutôt oubliés, sans cesser pour autant d’exister et de le tourmenter. Ainsi s’explique l’une des nombreuses contradictions apparentes de sa conduite : il déclare aux autorités du château qu’il a fait venir ses anciens aides, mais quand ceux-ci apparaissent, il ne les reconnaît pas. Par la suite, la sorte de solidarité organique qui unit K l’arpenteur à ses acolytes le conduit à sa perte. Car si sa maîtresse le trompe avec eux, il ne parvient ni à l’admettre ni à les identifier. En cela, le héros renie sa part d’ombre, animale et puérile, qui ne vit qu’à travers la réalisation de ses désirs. Comme Joseph K, qui se fait abattre « comme un chien » par des bourreaux qu’il considérait comme ses gardiens, il est perdu par la hiérarchie rigide de son moi intérieur. Cette hiérarchie, analogue à la bureaucratie et à l’appareil judiciaire du Procès ainsi qu’aux services administratifs du Château, oblige le héros kafkaïen à sacrifier le bas pour le haut, l’individualité pour le collectif. Ainsi, Joseph K préfère mourir innocent plutôt que d’être désigné comme coupable, tandis que K l’arpenteur refuse de vivre au calme dans une chaumière pour continuer à exercer un travail absurde dans un château qui ne lui appartient pas.

Le triptyque, et plus particulièrement les deux derniers romans, renseigne sur l’existence du point de vue de Kafka. S’il semble aborder la vie d’une manière pessimiste, il insiste sur la passivité de ses doubles, contraints de subir les affres de la société dans laquelle ils évoluent, laissant supposer qu’ils auraient pu connaître une meilleure issue. Par ailleurs, Kafka transpose sa vision de la production littéraire. Nous savons que l’auteur passe ses nuits à écrire et qu’il travaille comme bureaucrate le jour, chose qui ne parvient pas à l’éloigner de sa condition précaire. Le dernier K, l’arpenteur, meurt tout simplement de fatigue, épuisé par sa tâche, illustrant l’incapacité de Kafka à s’extirper des rouages de la société pour vivre de son art.

Mélanie Gaudry