Le peuple ukrainien a connu en cet été 2024 une énième crise énergétique, elle fut intense et sembla interminable. Malheureusement, elle laisse présager un hiver tout aussi extrême. Remontons le fil du temps pour mieux comprendre :
En octobre 2022, alors que contre toute attente l’armée de Poutine patauge, les Russes utilisent une nouvelle tactique qui vise à casser le moral des Ukrainiens et donc à affaiblir la résistance d’un peuple jusque-là exemplaire de courage. Des bombardements massifs sur les infrastructures énergétiques ont pour conséquence d’entraîner des coupures d’électricité. Celles-ci sont locales : certains oblasts sont épargnés et d’autres pas.
Les temps de déconnexion, au début, n’étaient pas très longs, mais ces attaques russes se sont répétées à cadence élevée dès les premiers signes de rétablissement.
Pendant quasiment tout l’hiver 2022-2023, environ toutes les trois semaines, des dizaines de missiles se sont acharnés à détruire un système de plus en plus impacté. Un réseau électrique est une gigantesque interconnexion ; bien vite, les effets ont commencés également à se faire sentir dans des régions moins visées. Les réparations deviennent de plus en plus complexes.
Certains habitants ont connu le noir pendant des périodes allant de un à huit jours consécutifs. C’est assez angoissant de ne pas savoir quand aura lieu la reconnexion ; le temps paraît long, d’autant plus que l’obscurité est majoritaire en hiver, dee 16 h à 8 h 30.
Le pays n’était pas préparé. Des magasins fermaient car ils ne possédaient pas de caisses non électriques, pas de balances manuelles non plus. Et quand le magasin était ouvert, c’est à la lampe de poche qu’il fallait faire ses courses. Petit à petit, les grands magasins se sont équipés de générateurs électriques mais ne présentaient plus d’articles congelés.
Et puis sont nés les centres d’invincibilité, des locaux équipés de générateurs où il était possible de se réchauffer tout en rechargeant les batteries de son téléphone.
Heureusement, l’hiver ne fut pas des plus rigoureux. Les conséquences ne sont pas les mêmes selon l’endroit où vous habitez. Les plus dépendants à l’électricité sont souvent les centres- villes avec leurs commerces très impactés, mais les particuliers y ont souvent un équipement moderne. Sans électricité, les micro-ondes, chauffages et plaques chauffantes électriques ne fonctionnent pas, un sacré dilemme. Dans les périphéries des grandes villes, les installations sont plus vétustes mais bénéficient du gaz de ville et du chauffage collectif. Dans les villages et hameaux de quelques habitants, les poêles chauffent et servent de cuisinière, le bois ne manque pas, donc les soucis sont moins importants. Ainsi s’est passé ce drôle d’hiver qui alterna longues périodes d’électricité et coupures plus ou moins importantes.
Une file de gens attendant pour se ravitailler à un point d’eau dans le quartier Akademika Hlushka d’Odessa.
QUELQUES ANECDOTES ET RÉFLEXIONS.
Il me revient des pensées et anecdotes. Sans électricité, sans internet, sans réseau mobile, on se retrouve seul avec soi-même, l’occasion de penser, de faire le point sur sa vie, sur l’homme qui a le don de se détruire lui-même. La nuit semble recouvrir une double couche de noir, d’autant plus après le couvre-feu où plus aucune voiture ne circule. Le temps paraît arrêté.
Évidemment, on est attentif au moindre signe de reprise. Ma peur à l’époque était que l’Ukraine connaisse un black-out total. Après chaque attaque, je sillonnais Odessa pour trouver des quartiers où l’électricité était encore présente, cela me rassurait. Chaque jour, je voyais la zone d’électricité se rapprocher de chez moi. Il est arrivé qu’elle s’arrête à 20 mètres de mon domicile ou, au contraire, que je sois éclairé alors que les voisins d’en face ne l’étaient pas. Si l’hiver s’était montré relativement clément, le printemps se fit attendre.
Début mai, d’un coup, le soleil enfin de retour et les températures douces marquèrent la fin de la pénombre. Je perçus comme une espèce de libération, d’insouciance, presque d’euphorie marquant la fin d’un cauchemar. Pourtant, la guerre était toujours là et de nouveaux bombardements le rappelèrent assez vite.
L’hiver 2023-24 suscita de nombreuses craintes. Si les attaques russes contre les infrastructures énergétiques étaient quelque peu en pause, les Ukrainiens ne purent pas réparer complètement le réseau, on parla plutôt de rafistolage, d’autant que la perte de l’exploitation de la centrale de Zaporijia et la destruction du barrage par les Russes de Nova Kakhovka ne furent que compliquer la situation. Ce fut cependant suffisant pour passer la mauvaise saison sans trop d’accrocs.
Au printemps, les Russes reprirent de plus belle leur travail de sape de destruction du réseau énergétique ukrainien. Les conséquences prirent progressivement de l’ampleur et les coupures devinrent quotidiennes bien que sous contrôle. Pendant un moment, l’importation d’électricité de pays voisins compensa partiellement la carence.
UNE VAGUE DE CHALEUR EXTRÊME.
Fin juin, la situation se détériora avec l’arrivée d’une vague de chaleur qui atteignit des sommets vers le 20 juillet 2024, les pays voisins ne purent plus alimenter l’Ukraine alors que des travaux de réparation avaient lieu dans deux systèmes d’alimentation nucléaire. Dans certaines grandes villes et alors que les forces russes n’ont jamais cessé de viser les infrastructures, certains quartiers ne connurent que 3 à 4 heures d’électricité par jour.
Les Ukrainiens durent s’adapter à vivre en fonction des heures de connexion à l’électricité. Chaque oblast publia un calendrier de connexion. Je vais vous expliquer celui d’Odessa établi par tranches de trois heures. Chaque habitant peut aller consulter son calendrier sur un site internet en entrant sa localité, sa rue et son numéro de maison. https://www.dtek- oem.com.ua/ua/shutdowns. La ville est en fait divisée en trois zones. Pendant trois heures, l’électricité est assurée (zone blanche ou verte selon les codes des différents oblasts).
Pendant trois heures, l’électricité peut être assurée ou pas en fonction de la consommation du moment (zone gris clair ou orange) ensuite pour les trois autres heures qui suivent l’électricité est interrompue (zone gris foncé ou rouge). Afin de ne léser personne, les tranches horaires alternent chaque jour, certaines parties de journée étant plus intéressantes que d’autres.
Concrètement, en additionnant les trois tranches de trois heures, l’électricité pouvait être connectée de 3 à 6 heures sur 9 heures. Malheureusement et alors que les besoins étaient doublés, il ne fut pas rare que l’électricité soit totalement ou partiellement déconnectée aussi dans la tranche théoriquement verte. Les industries tournant de manière moindre les week- ends, les samedis-dimanches étaient généralement moins tendus, mais du lundi au vendredi, les horaires étaient stricts.
CONSÉQUENCES DES COUPURES ÉLECTRIQUES ET DE LA CANICULE.
Dans la vie courante et particulièrement pour une association s’occupant de personnes âgées :
- Par 40 degrés, la consommation électrique augmente (notamment par l’usage de climatisations) alors que les capacités énergétiques diminuent.
- Le réseau hydraulique ukrainien est régulé par des pompes électriques, bien souvent l’alimentation en eau se coupe. Beaucoup de canalisations ont également sauté sous l’effet de la chaleur. Imaginez-vous par 40 degrés de jour et 30 degrés la nuit sans électricité et moyen de se rafraîchir par une douche. Le moindre effort demande davantage d’énergie. Quant aux lessives, vu le peu de temps d’électricité, il faut se contenter du strict minimum (il est même arrivé qu’on ait l’électricité sans l’eau et vice- versa).
- L’eau du robinet n’est pas potable en Ukraine. Soit vous devez en acheter dans les magasins (cela a un coût bien supérieur à l’eau du robinet), soit vous devez faire la file dans un centre de distribution d’eau potable. Suite à un débit de plus en plus faible et à une demande plus forte, les files généralement de 15-30 minutes se sont rallongées au point qu’il faille parfois attendre deux heures, sous un soleil 45 degrés. De plus, l’eau est à présent rationnée, dans un premier temps à 30 litres, un second à 20 litres et maintenant à 10 litres. Je faisais souvent trois fois la file pour en procurer aux personnes âgées dont je m’occupe. De 1h30 maximum, le temps d’attente est passé à 6h. Ne pouvant pas passer pratiquement toute ma journée dans les files, j’ai donc dû me résoudre à acheter 30 à 40 litres d’eau par jour, un sacré trou dans le budget de l’association.
- Les personnes âgées ont connu d’énormes problèmes, peu ou pas de ventilateurs, souvent pas d’eau au robinet, ne serait-ce que pour se rafraîchir les mains. Il a fallu leur acheter des brumisateurs bon marché et des gourdes.
- Les frigos et congélateurs sont prévus pour pallier à plusieurs heures sans électricité, mais pas par 40 degrés. De plus, le temps de recharge souvent de trois heures était insuffisant pour rétablir la température nécessaire. Il a fallu distribuer tout ce qui était dans le congélateur. La chaîne du froid n’étant plus respectée, il n’a plus été possible de préparer des plats en avance et encore moins des salades. Résultat, il fallait se lever la nuit pour faire les plats du jour.
- Les organismes sont soumis à rude épreuve : le sommeil en est fortement perturbé. Afin de maximiser chaque heure d’électricité, il faut adapter son rythme de vie au calendrier des coupures. Ainsi faire des siestes ou des activités extérieures pendant les déconnexions, mais se lever en pleine nuit pour avoir accès à l’internet, faire sa lessive, cuisiner, etc.
- Le nombre de morts sur les routes a augmenté. Sans feux tricolores, les piétons sont davantage exposés et le nombre d’accidents entre véhicules a également explosé. Les autorités ont cependant commencé à équiper les carrefours dangereux de batteries assurant au moins trois heures de fonctionnement.
- La pollution est en forte augmentation. Sonore : quand vous vous promenez dans une rue commerçante, outre le trafic routier, le bruit des moteurs des générateurs est infernal. L’augmentation de chaleur est importante car ces machines chauffent terriblement. Enfin, la qualité de l’air s’en ressent, les odeurs de combustible brûlé par la canicule sont extrêmement nocives et agressives pour la respiration.
- Les incendies chez les particuliers se multiplient notamment pour cause d’utilisations de bougies (encore plus en hiver), de générateurs défectueux, mais aussi des courts- circuits lors de reconnexions d’appareils (le réseau n’étant pas stable, des surtensions se produisent). En hiver, les gens utilisent des cheminées qui n’ont pas forcément été ramonées. Face au froid, les règles élémentaires de sécurité sont souvent oubliées.
- Il y a cependant une note positive, un petit côté année 1970 ressurgit : nous n’étions pas scotchés devant nos écrans de télévision, d’ordinateur ou de téléphone. Une vie sociale se réinstalle pendant les coupures. Les voisins sortent et discutent sur un banc, jouent à la pétanque, aux cartes et aux dominos alors qu’aux mêmes heures un soir d’électricité, chacun est chez soi !
L’HIVER PROCHAIN S’ANNONCE PÉRILLEUX.
De nouvelles vagues de chaleur sont annoncées pour les prochaines semaines, mais elles seront moins intenses que la première. De nouvelles perturbations sont à prévoir. Les instances ukrainiennes se montrent néanmoins optimistes pour les trois prochains mois. La baisse progressive des températures, due à l’avancement des saisons, provoquera une demande énergétique moindre. Par contre, de vives inquiétudes résonnent déjà pour l’hiver prochain. Les plus optimistes parlent d’une situation analogue à celle de l’été mais avec le facteur froid aggravant. Les plus pessimistes évoquent un black-out quasiment total…
Même les chauffages collectifs sont menacés. Toutes ces prévisions se basent sur la situation actuelle, mais si d’autres infrastructures énergétiques étaient prises pour cible par les Russes, le black-out deviendrait inévitable. En juin, des centrales thermiques servant au chauffage collectif, à l’arrêt actuellement en période estivale, ont été détruites. Une généralisation de ces attaques aurait des répercussions dramatiques :
- Deux ans et demi de guerre se sont écoulés, le découragement aidant, la population ukrainienne est moins résistante physiquement et moralement, malgré le regain d’optimisme à la suite de la percée ukrainienne dans la région russe de Koursk. Psychologiquement, les personnes sont fragilisées. La déprime hivernale touche beaucoup de monde, mais en vivant dans un noir constant, elle s’exerce plus fortement.
- L’inflation des prix, taxes et accises vient d’être votée en Ukraine (l’eau, l’électricité, le gaz, le carburant pour ne citer que les principales). Les salaires stagnent et beaucoup ont perdu leurs sources de revenus. Les retraites n’atteignent que difficilement 100 euros. Le montant des notes en retard s’allonge. Malgré les promesses du président Zelenskiy au début de la guerre et les conventions de Genève prévoyant une protection des populations, notamment sur les services et matières vitales, des personnes en retard de paiement se sont vues privées d’électricité et d’eau (même en période de froid et de canicule extrême). Une décision injuste car personne n’a demandé la guerre et la population en paie le prix fort. Bien qu’il soit compréhensible que l’État ait un immense besoin d’argent, il reste à espérer que le bon sens prévaudra. En période de guerre, chaque individu doit être protégé. Les comptes seront à régler à l’issue du conflit quand la situation se normalisera et que les personnes auront une réelle chance de sources de revenus.
SCÉNARIO CATASTROPHE OU RÉALISTE ?
L’avenir nous le dira, mais pour avoir vécu deux hivers déjà en Ukraine, l’optimisme n’est pas de mise. 70 à 80 % de la capacité énergétique du pays a été détruite ou gravement impactée, jamais de tels chiffres n’avaient été atteints depuis le déclenchement de la guerre à grande échelle le 24 février 2022.
La crise économique en Europe et la lassitude d’une guerre interminable font que les dons pour le peuple ukrainien ont chuté. Chacun à sa petite échelle peut cependant contribuer à faciliter les conditions de vie des Ukrainiens aux conditions les plus précaires.
Des habits chauds / couvertures que vous n’utilisez plus, un vieux téléphone mobile à touches qui n’a plus aucune valeur (pour la batterie et la lampe), une lampe ou un réchaud de camping, une lampe de poche, etc. Tout ce qui lutte contre le froid, éclaire, peut servir utilement ici, mais aussi tout ce qui offre une distraction (jeux de cartes, dés, dominos, une vieille tablette, des piles, même une clé USB ou carte mémoire, un appareil photo, un vieil ordinateur portable avec une version de Windows obsolète). Il existe des moyens de les acheminer en Ukraine depuis la France. Voici un email de contact : fami69b@outlook.fr.