Il n’y a pas de moment plus approprié, ou ironique, pour réfléchir sur le thème de la lumière que lors d’un long séjour dans l’obscurité. Il s’avère qu’au VIe siècle av. J.-C., notre ancêtre Hésiode a consigné pour la première fois sur parchemin le mythe oral de Prométhée.
Sans aucun doute, la forme de l’existence humaine — la production et la consommation, la culture et le mode de vie, les outils de connaissance — semble avoir entièrement changé en apparence au cours des 27 derniers siècles. Pourtant, de manière contre-intuitive, depuis que ce parchemin a été écrit, la nature humaine n’a pas changé de manière aussi significative.
À l’époque moderne et contemporaine, que ce soit en 2022, en 1939 ou en 1914, les grottes ont été remplacées par des sous-sols et des bunkers humides. Nous vivons évidemment différemment aujourd’hui, mais toujours dans la même réalité matérielle où des villes sont périodiquement rayées de la carte avec leurs habitants. L’Européen, qui avait tiré des leçons des pages terrifiantes de son histoire, se retrouve soudain à trembler de nouveau, terrifié par le grondement qui déchire le ciel — comme dans le mythe d’Hésiode.
Rien de fondamentalement nouveau pour la civilisation européenne. Cela se poursuit périodiquement depuis les recherches d’Archimède.
Aujourd’hui, le monde est de nouveau suspendu au bord de l’abîme, que l’on peut caractériser géopolitiquement par l’expression populaire : « Cinq minutes avant minuit ».
Prométhée : liens entre philosophie, mythologie et folklore.
« Carthago delenda est » semble être plus qu’une simple phrase célèbre, mais bien un leitmotiv d’appels à l’action, résonnant de plus en plus souvent dans les oreilles des masses.
Il est logique de supposer qu’à travers les époques, l’être humain reste essentiellement le même, confronté aux mêmes dilemmes et défis qu’il y a presque trois millénaires, lorsque Hésiode écrivait son « mythe » sur Prométhée. La piété de l’acte de sacrifice de celui-ci, visant à mettre fin aux âges sombres de l’humanité, résonne à travers les millénaires et incarne nos idéaux les plus élevés de vertu. Les manœuvres habiles et volontaires de Prométhée, ainsi que la conception développée par Hésiode de l’héroïsme altruiste sous forme de révolte contre un déséquilibre injuste des forces en faveur des opprimés, sont fondamentales pour notre culture. Elles se transmettent à travers les idées clés de l’individualisme dans la philosophie occidentale, y compris la doctrine chrétienne du martyr sacré et le respect du sacrifice de l’individu fort au profit du groupe ou d’une idée.
Les recherches en neurobiologie montrent que le cerveau humain de penseurs des siècles passés, comme Hésiode, Voltaire, ou d’autres grands contributeurs aux idées qui ont changé le monde, lorsqu’on le compare à celui d’autres génies contemporains, n’a pas vu de changements significatifs dans le code génétique de cet organe. Les gens du passé, qu’il s’agisse des sages de Milet, des rois spartiates ou l’oracle de Delphes, des marchands athéniens ou des ilotes spartiates, partagent encore aujourd’hui avec nous les mêmes mécanismes neuronaux, des fonctions cognitives identiques et des réactions émotionnelles similaires.
Sur, pour ainsi dire, le nouvel Olympe de la civilisation occidentale, se réunissent aujourd’hui les chefs d’État, les dirigeants d’organisations internationales, et les présidents des grandes entreprises transnationales. À cette liste s’ajoutent désormais les généraux et les activistes politiques-démagogues des divers mouvements de masse qui font parler d’eux.
Des figures comme Voltaire, un autre Prométhée incarné, ont réfléchi aux vertus, auxquelles résonneraient symétriquement aussi bien les philosophes de l’Antiquité qu’un penseur politique contemporain :
« Une seule mesure juste en faveur de la liberté vaut plus que toutes les conquêtes jamais réalisées. »
— Voltaire
Pendant que notre ancêtre Hésiode consignait le mythe oral sur son parchemin, les œuvres des anciens que nous louons aujourd’hui — ses contemporains dans cette Antiquité lointaine, comme Thalès, Héraclite, Socrate, Aristote, etc. — soulevaient également des questions qui nous préoccupent encore.
En effet, aussi bien au niveau des sociétés que des individus, un ensemble permanent de menaces pèse sur eux. Des crises répétitives dans l’histoire : épidémies, effondrements financiers, guerres, conflits pour la liberté de conscience, menaces de tyrannie et d’oppression, le faible coût de la mort et le prix élevé de la vie.
Ainsi, que ce soit Hésiode, Socrate, Voltaire ou Rousseau, tous ont observé, analysé et interprété des crises de société et d’individu, observables dans toutes les époques.
Autrement dit, la symbiose entre mythes et philosophie, devenu le fondement du code civilisationnel européen, rend ces thèmes intemporels grâce à la similitude existentielle de la nature matérielle fondamentale de l’être et aux valeurs racines de notre tradition, telles que la vertu de la liberté face à la tyrannie.
Dans le contexte actuel, le mythe de Prométhée attire plus que jamais l’attention : il a volé le feu à ses chefs, au détriment de son bien-être personnel, pour l’offrir à l’humanité dans son moment de plus grande faiblesse et besoin. Le titan Prométhée s’est lancé dans un défi ultime contre l’ordre mondial, par nature biaisé.
Dans la mythologie européenne, le héros est celui qui a défié asymétriquement le dieu suprême Zeus, et qui, dans un élan de révolte et de volonté, a volé la flamme des forges d’Héphaïstos au nom de ses idéaux. David contre Goliath en action.
« Si je ne considérais que la question de la force et des effets de son action, je dirais : tant que le peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il agit bien ; mais si le peuple, dès qu’il en a la possibilité, rejette le joug, il agit encore mieux ; car, en reprenant sa liberté au même titre que celle qui lui a été volée, il a toutes les raisons de la reprendre, ou il n’y avait aucune raison de la lui enlever. »
— Jean-Jacques Rousseau
Il serait insensé d’ignorer le fait qu’avant de prendre une décision suicidaire sans bénéfice matériel pour lui-même, Prométhée ne se concentrait pas sur la résolution d’un problème matériel pour un groupe spécifique de sujets. Dans le mythe, il s’agit littéralement des Hommes.
Le pari de Prométhée a réussi, et en brisant ainsi le statu quo entre l’Olympe et l’humanité subordonnée à cet ordre social injuste et despotique, il a élevé les hommes, qui ont accueilli le feu et l’ont répandu.
Toute organisation ou mouvement sensé cherche inévitablement et trouve ses propres « Prométhées » — des individus investis d’une grande force ou d’une volonté exceptionnelle.
Les ambitions capables de défier le statu quo existant et d’allumer l’étincelle du changement — d’apporter le feu salvateur entre leurs mains.
Cependant, le fait est que le mythe de Prométhée est à l’origine un récit populaire, une fable folklorique classique sur un héros qui libérera le peuple des chaînes de la non-liberté et lui donnera la possibilité d’être le gardien de son propre foyer. Dans le modèle classique de l’éducation, on étudie l’histoire du monde à travers les actions de ses grands et éminents représentants, ce qui souligne la tendance de la société à croire au rôle incontestable et à la puissance des personnalités dans la promotion du changement. En réalité, peu importe si cela est vrai ou non. Ce mythe est largement suffisant pour que la civilisation occidentale, notamment dans les heures les plus sombres de son histoire, se tourne de manière répétée vers le mythe du feu libérateur et des héros qui l’ont conquis pour elle.
La flamme de Prométhée : allégorie de la connaissance et du progrès.
Le mythe de Prométhée est aussi associé pour chacun de nous au développement et à l’illumination, à l’accès au savoir et à la victoire de la volonté sur la matière — une impulsion vers la lumière du progrès, capable d’éclairer la voie hors des âges sombres. Ce « feu », capable de renverser l’équilibre des forces en faveur des opprimés, ou au contraire de maintenir le statu quo, inclut les révolutions technologiques, les réformes des droits de l’homme, l’accès à l’éducation — tous ces phénomènes dont les conséquences sociales, lorsqu’ils se répandent, peuvent littéralement réformer l’ordre de la coexistence. Renverser le tabouret sous un ordre social stagnant et injuste, en risquant souvent de se retrouver soi-même pris dans le piège.
Tout au long de l’histoire, des savants tels que Galilée ou Semmelweis se sont sacrifiés en apportant le feu de la connaissance, cherchant l’acceptation d’une vérité objective dans la perception collective de l’humanité. Les fruits de leurs sacrifices, malgré les persécutions, définissent encore aujourd’hui l’ordre et l’équilibre des forces de groupes sociaux et de domaines de savoir, qui sont devenus les bénéficiaires de leur « feu ». Ces « Prométhées » changent le vecteur des priorités et le modus operandi de l’humanité dans son ensemble.
Lorsque le désir du « feu » trouve une demande collective parmi les groupes clés et dans la société en général, les acteurs puissants du système doivent prendre en compte ce changement de perception et s’adapter. Si le « feu » est transmis à l’un des groupes, le nouvel équilibre des forces modifie l’interaction de tous les sujets du système, entraînant des révolutions et des progrès à travers des périodes de ténèbres et de crises.
Dans le mythe, l’humanité attendait dans les cavernes le don du feu, et cette attente se répète à travers l’histoire, mais cette transmission a un coût : en offrant le « feu » sous forme de nouvelles idées et pratiques, Prométhée s’est condamné à des chaînes éternelles et à des tortures, Galilée, avec sa lutte pour la reconnaissance de l’héliocentrisme, s’est vu déclaré hérétique par l’inquisition et condamné, quant à Ignace Semmelweis, en se sacrifiant pour le progrès médical, il y a laissé sa santé mentale. Ces exemples sont des incarnations du mythe de Prométhée.
Un « feu » analogue, capable de changer fondamentalement la dynamique des interactions sociales et de bouleverser le statu quo, est représenté par l’invention de l’imprimerie de Gutenberg. Sans la diffusion de la presse à imprimer, qui a illuminé l’Europe de la flamme de l’écrit, la Réforme n’aurait probablement pas été possible.
L’invention de l’électricité ou la numérisation sont des « feux » similaires, dont la diffusion a déjà apporté des changements majeurs dans l’ordre et la hiérarchie de l’humanité. Chaque bond technologique, modifiant radicalement les interactions entre les élites au pouvoir et le demos, qu’il s’agisse de l’invention de la machine à vapeur ou de l’Internet libre, suit un schéma similaire au mythe de Prométhée, qui a ouvert à la société des outils puissants, capables de modifier tout le système de relations au sein du social.
La question qui se pose est aussi de savoir si les gens sont prêts à recevoir ce « feu » et s’ils sont capables de l’organiser, de le distribuer et de l’entretenir. Sans valeurs et vertus socialement acceptées, et si la communauté ne peut pas formuler ce que représente ce « feu » pour elle, Prométhée hésitera à accomplir son acte de don à cause de l’irrationalité des motivations idéologiques. Ce feu brûlera une société qui n’est pas prête à le recevoir, incapable de s’organiser et d’analyser ses objectifs — le feu ne servira qu’à maintenir le statu quo, offrant des outils encore plus efficaces pour l’exploitation et la tyrannie.
Un exemple de cela peut être l’introduction des horloges dans les usines pendant la révolution industrielle. Les contremaîtres, grâce à ces nouveaux outils, en l’occurrence les horloges mécaniques, pouvaient soumettre les travailleurs à des horaires d’exploitation, souvent en manipulant les aiguilles pour prolonger la journée de travail. Il était interdit aux ouvriers d’apporter leurs propres horloges au travail.
Le mouvement suffragiste des XIXe et XXe siècles montre que seule une société ou un groupe organisé, uni par une demande et des idéaux communs, peut assurer la réception du « feu ». La lutte collective des femmes pour le droit de vote et l’émancipation dans un contexte de statu quo social injuste a été non seulement un acte de sacrifice de nombreux leaders et activistes, mais aussi une action collective visant à atteindre et à signaler activement des idéaux communs et résonnants, nécessaires à leur matérialisation — un processus auquel peuvent se joindre de larges groupes, tout comme des Prométhées inattendus, qui ont marqué notre histoire.
Une société unie autour des idéaux de justice et d’égalité est capable, sinon de recevoir ce « feu », au moins d’avoir une chance de l’arracher des griffes des usurpateurs et des tyrans — que ce soit le droit de vote, le droit à la vie, à la liberté, à l’éducation ou à l’autodétermination.
Sans compréhension commune de la finalité et de l’importance du « feu », aucune campagne sociale ne peut aboutir — sans une demande collective des sympathisants, dans un contexte d’apathie et de nihilisme, les sacrifices des Prométhées deviennent simplement une preuve de la vanité même de l’idée d’apporter ce feu, ou même de désirer un changement dans le statu quo.
Le mythe de Prométhée au défi du XXIème siècle.
Des processus similaires se déroulent de nos jours. Des activistes politiques tels que Nelson Mandela, Gandhi, Navalny, jouent, par leur rôle archétypal, un rôle similaire à celui de Prométhée. Cependant, comme il y a 2700 ans, le don du « feu » exige la préparation à l’unité et à la compréhension mutuelle au sein du groupe cible. Comme dans le mythe, le succès de leurs actions dépend non seulement du sacrifice personnel, mais aussi de la volonté de la société d’accepter ces changements et de s’unir autour d’idéaux communs — sinon, leur sacrifice devient un acte de martyre, capable d’inspirer les générations futures, et peut-être d’empêcher la flamme de s’éteindre dans les cœurs des gens.
La société moderne n’est pas différente de l’ancienne en ce qui concerne la lutte pour le progrès. Chaque fois qu’un nouveau défi ou une nouvelle opportunité se présente, il faut un groupe de personnes prêtes à reconnaître ce que ce feu représente pour elles, et à s’unir autour de cette compréhension.
Tant que le système maintient un statu quo injuste, permettant la tyrannie et l’oppression des valeurs morales ou des droits naturels de l’homme, notre société continuera à choisir entre se retirer dans les « cavernes » en attendant des jours meilleurs, comme les chrétiens persécutés d’autrefois, ou oser s’organiser et faire émerger des figures de Prométhée en son sein, à l’intérieur et à l’extérieur.
Dans le cas contraire, comme l’histoire l’a montré, une société plongée dans l’obscurantisme et les conflits internes ne pourra pas tirer parti de ce don, Prométhée pourrait tenter sa chance, mais le feu restera inexploré. Souvent, il sera enchaîné à la montagne avant même que la société puisse pleinement apprécier les fruits de ses sacrifices, et la tragédie de l’apathie environnante.
Ainsi, la lutte pour le feu, pour la connaissance et pour le progrès continue. Chaque génération a son Prométhée, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une technologie, et il appartient à la société de décider si ce don sera accueilli pour réchauffer notre civilisation, ou s’il la brûlera et la réduira en cendres. Comme les anciens Grecs se rassemblaient autour des idéaux de vertu et de justice, le monde moderne a besoin que des groupes de personnes formulent des demandes claires et s’unissent autour d’idéaux communs.
Tant qu’il y a de l’obscurité, tant que les gens continuent à se réfugier dans les cavernes par nécessité, la lutte pour le « feu » ne cessera jamais. Elle ne peut s’éteindre en raison même de la nature humaine. Encore et encore, des individus en position de pouvoir et dotés du potentiel nécessaire surgiront pour offrir la flamme symbolique à ceux qui sont capables, de manière organisée, de représenter un groupe de personnes unies par des principes de vertu, des idéaux et des demandes correspondant aux valeurs universelles de liberté.
Phil Shterental
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