Tableau : Le baiser masqué des « Amants », René Magritte, 1928, Museum of Modern Art, New-York.
Depuis le Vieux Continent, nous scrutons souvent à la loupe ce qui se passe Outre-Atlantique, tant dans une moue sceptique que dans l’attente fébrile de la prochaine innovation que les États-Unis daigneront apporter au monde. Au vu des tribulations politiques et de l’avenir incertain en Europe de l’Est, il est nécessaire de s’intéresser au traitement de cette campagne présidentielle afin de déceler ce avec quoi l’Europe devra composer pour déterminer sa prochaine ligne géopolitique.
Représentation et personnalisation du pouvoir.
Il est relativement coutumier, pour ne pas dire habituel, d’associer le culte de la personnalité et plus largement, un régime reposant uniquement sur l’autorité et le charisme d’un seul individu, à un régime autoritaire ou une dictature. Il faut dire que la tradition intellectuelle en la matière est séculaire. Ainsi, dès le IVe siècle avant J.C, Aristote nous prodiguait un éclairage édifiant, grâce à sa définition de la tyrannie (Politique, livre V), ce régime reposant sur l’autorité et ne servant les intérêts que d’un seul maître. D’ailleurs, l’étymologie du tyran signifie précisément cela : « tyranos », le maître absolu. Mais qui dit un seul maître, implique nécessairement une personnalisation à outrance du pouvoir puisque l’autorité ne provient que d’un seul. Ainsi, qu’il s’agisse de l’antiquité ou de tout le reste de l’histoire de l’humanité, cette personnalisation s’est incarnée à travers divers totems : pièces de monnaies à l’effigie d’un roi, billets, peintures, représentations diverses ou autres artefacts. La mise en scène du pouvoir et de la personne est donc quelque chose de bien connu et de maîtrisé. Le corps du dirigeant (ou de l’aspirant dirigeant) devient ainsi la continuité de celui du triptyque autorité-État-nation. D’où un nécessaire recours à l’utilisation de la théâtralité et de la représentation du pouvoir.
Si l’on se laisse glisser sur la vague du temps jusqu’au XXe siècle, cet âge des extrêmes pour paraphraser Eric Hobsbawn, alors il sera aisé de déceler la quintessence presque caricaturale de la personnalisation du pouvoir dans les totalitarismes qui se sont succédés, une sorte de cas d’école funeste. Inutile de présenter Hitler, Mussolini ou Staline, tant chacun a instantanément en conscience une succession d’images, de sons, ou de discours qui se succèdent. Encore un glissement imperceptible jusqu’à ce jeune et tumultueux XXIe siècle et ce sont d’autres visages qui surgissent : Poutine, Erdogan, Xi Jinping ou encore Kim Jong-Un. Il existe pléthore d’exemples de régimes autoritaires recourant ainsi à la concentration de tout le pouvoir sur la figure d’un seul à travers la planète et où les visages des dirigeants sont placardés à travers les rues et les monuments. Mais réduire la personnalisation du pouvoir à ces dictatures serait faire œuvre d’une paresse intellectuelle tenant, au mieux, de l’envie de se mettre des œillères pour mieux masquer ce qui se produit quotidiennement, au cœur même des démocraties occidentales.
D’ailleurs, quand on examine avec attention la définition de la personnalisation du pouvoir, ce « phénomène affectant l’exercice du pouvoir et se traduisant soit par la mise en vedette et la prééminence des personnalités assumant les fonctions gouvernementales (…), soit par l’identification de l’individu au pouvoir qu’il détient« (Debb.-Daudet Pol. 1981) », alors force est de constater que nul recours à la violence, à la censure ou à la fraude électorale n’est mentionné. Tout ceci, nous ramène donc au sujet initial de cet article : les élections présidentielles américaines, et notamment le traitement de sa campagne. Quelles que soient nos opinions respectives à l’endroit des deux protagonistes amenés à se départager par les urnes, celle-ci fait apparaître une focalisation extrême sur leurs deux personnalités, précisément une mise en vedette, et l’impression qu’il reste, une fois passé l’excitation grisante des meetings, est que ces élections ressemblent à un château de sable. Un château dont les deux tours seraient respectivement ornées des visages de Donald Trump et Kamala Harris mais dont une simple vaguelette suffirait à faire tomber l’édifice. Les deux ont d’ailleurs scrupuleusement construit leur stratégie sur l’effet repoussoir de la figure de l’autre et a contrario, sur le caractère désirable de la leur, accumulant attaques personnelles, dénonciations et dans le meilleur des cas, moqueries. Le débat qui les a opposés n’a globalement pas mis en avant leurs idées respectives, leurs projets pour les Etats-Unis ou une vision plus large du monde mais a consisté, pour Kamala Harris, à user de vieilles techniques rhétoriques pour faire botter en brèche Trump et pour ce dernier, à tâcher de se sortir de ce bourbier sans trop vociférer. Qu’il s’agisse de la question de l’inflation, de l’économie ou encore de l’immigration, la profondeur du débat d’idée était digne d’un pédiluve. D’une part, Kamala Harris attaquait Donald Trump sur son bilan passé, et d’autre part, ô surprise, Donald Trump en faisait de même sur le bilan de Joe Biden. Ainsi a-t-on assisté à « Donald Trump nous a laissé avec la pire situation des finances publiques » et « Biden et Harris nous ont laissé avec la pire inflation de l’histoire ».
En revanche, les concepts et valeurs véhiculées implicitement par la représentation, dont chacun use, de son corps sont travaillées à l’extrême : on se moque régulièrement de la teinte orangée et de la coupe de Donald Trump, il n’en demeure pas moins qu’il maîtrise parfaitement son image et veille à apparaître plus jeune et fringant qu’il ne l’est. Sa capacité à saisir l’opportunité de se relever et brandir le poing après le coup de feu qui l’a blessé, le 14 juillet dernier, a laissé une image de lui mémorable, incarnant en une seconde ces valeurs de masculinité et d’homme fort qu’il se targue de défendre constamment. Kamala Harris use d’une représentation d’elle-même différente : son sourire éclatant brandi constamment renvoie a contrario au thème central de sa campagne, à savoir l’espoir.
La disparition des idées au profit de l’image.
On peut s’étonner que la personnalité des candidats soit prépondérante par rapport à leurs programmes respectifs car, au 30 septembre 2024, les dépenses de la campagne pour la communication, l’organisation des meetings et les déplacements des deux candidats étaient déjà conséquentes : 901 millions de dollars pour Kamala Harris et 376 millions de dollars pour Donald Trump. Néanmoins, le reproche de la surreprésentation de la figure du candidat au détriment de la vision qu’il porte pourrait aussi être adressé en France pour les dernières élections. Le parti présidentiel s’est alors, pour beaucoup, contenté de miser sur la prestance de ses figures candidates et la communication de l’Elysée laisse régulièrement pantois devant des images qui semblent parfois tout droit sorti d’un organe de propagande d’une république bananière.
Cette relative invisibilisation des idées renvoie à une lente érosion des corps intermédiaires et de ce qui constituait auparavant la matrice des élections, à savoir les partis politiques. Le lien de causalité peut être interrogé : est-ce parce que la personnalisation du pouvoir se renforce que les partis semblent se disloquer ou est-ce parce que les partis politiques se dissolvent que la personnalisation politique apparaît comme un palliatif nécessaire à la victoire politique ? À la manière des syndicats, les partis politiques ont permis durant des décennies aux électeurs de se forger une opinion politique, mais également de contribuer à la création d’une école de pensée pour les candidats aux diverses élections. Même s’ils existent toujours, ils apparaissent de plus en plus moribonds.
La politique est désormais devenue l’arène du spectacle et la représentation de soi n’a jamais été aussi prégnante. Après des années à fustiger la politique abandonnée aux technocrates insipides, le visage et la seule personnalité du candidat semblent devenir l’arme suprême pour faire un lien de manière instantanée avec les électeurs. Régis Debray, dans son essai L’obscénité démocratique, dénonçait déjà en 2007 la place prépondérante que commençait à avoir le spectacle, le show, dans les campagnes électorales. En 2024, il semble que cette assertion soit plus que jamais d’actualité : le spectacle en politique et de manière continue est devenu la norme.
On peut regretter néanmoins que l’adaptation des candidats à l’instantanéité de nos sociétés, toujours plus rapides, toujours plus avides de phrases et de contenus percutants sur les réseaux sociaux, les conduisent à délaisser la lenteur d’une réflexion poussée et argumentée au profit d’une mise en scène constante de leur personnalité, au risque de vider la politique de son sens initial : celles d’apporter une vision pour la res publica, la chose publique. Une image vaut mieux qu’un long discours … Certes, et c’est bien dommage. Une scène tiktokable vaut-elle vraiment l’abandon du débat d’idées ?