Aujourd’hui, alors que le compte à rebours pour les élections aux États-Unis touche à sa fin, chaque partisan des deux camps est convaincu de sa croisade contre le mal absolu. Si l’on est persuadé que son opposant est fasciste, peut-on simplement le féliciter pour sa victoire et lui serrer la main? Au risque de voir accéder au pouvoir un nouvel autocrate?
C’est précisément dans ce tableau du monde que vit actuellement la majorité des Américains, ainsi que les observateurs de tous les points du globe. Tandis que les deux candidats continuent de radicaliser leurs slogans et promettent encore plus d’avantages à l’électorat, on ne peut s’empêcher de penser à une citation du philosophe français Alexis de Tocqueville, qui résume avec une grande précision l’état des choses dans les sociétés où le suffrage universel est en vigueur.
La course présidentielle aux États-Unis a remis en question toute la conception des qualités attendues par les citoyens envers leurs dirigeants. Beaucoup s’interrogent: si notre pays ne peut offrir mieux, que s’est-il passé dans notre société pour en arriver là ?
Pour répondre à cette question nous prendrons comme exemple les anciens pays membres de l’URSS, ceux situés en Afrique, en Amérique latine et en Orient, puis nous ferons une analyse historique du suffrage universel et conclurons en essayant d’établir des perspectives d’avenir.
L’exemple des anciens pays membres de l’URSS.
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le monde a connu une phase euphorique de monopolarité. Des livres ont été écrits sur la victoire éclatante de la démocratie de marché, et la formule « élections démocratiques universelles rajoutée avec celle d’économie de marché » s’est pour toujours gravée dans la conscience de milliards de personnes comme la recette d’une transition rapide d’un État socialiste du tiers-monde vers le premier échelon.
Mais cette formule est-elle vraiment fondée ? L’économie de marché est-elle toujours liée au suffrage universel ? Et les pays en développement ont-ils réussi à prospérer grâce à elle ?
Eh bien, il convient de jeter un coup d’œil à la situation des pays de l’ex-Union soviétique. Aujourd’hui, presque toutes les anciennes républiques sont gouvernées par des régimes autocratiques. En 2001, Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en Russie par des élections démocratiques universelles. Son accession au pouvoir a marqué le renforcement des tendances répressives en Russie et une politique internationale agressive. La même histoire s’est produite en Biélorussie, en Azerbaïdjan, et dans les républiques d’Asie centrale. L’Ukraine a miraculeusement échappé à cette perspective. En effet, en 2014, par la Révolution du Maïdan, le président Ianoukovitch, élu auparavant lors d’élections générales, a été renversé ; il était alors proche du statut d’autocrate.
Le début de la guerre russo-ukrainienne en 2014 a détruit sous nos yeux un autre narratif de la Guerre froide, celui selon lequel les démocraties ne se battent pas entre elles. On peut discuter du degré d’autoritarisme du régime de Poutine, mais jusqu’à présent, la Russie continue d’organiser des élections, même si tout le monde connaît d’avance le résultat.
Le lecteur pourrait objecter que les pays de l’ex-Union soviétique sont une exception tragique, que les populations de l’ex-URSS ne seraient pas mentalement capables de vivre en démocratie. Eh bien, si l’on observe attentivement, on voit un schéma similaire en Afrique et dans d’autres pays du tiers monde au cours des 20e et 21e siècles. Dans ces pays, les élections démocratiques n’ont pas mené à un marché libre, mais ont conduit au pouvoir un populiste qui promet de donner autant que possible aux pauvres, avant de se transformer en dictateur après les élections.
L’Afrique, l’Orient et les pays d’Amérique du sud.
Prenons l’exemple de l’Afrique du Sud. Au début des années 90, l’Afrique du Sud était un pays de premier rang, encore un pays d’apartheid, mais représentant 40 % du PIB de tous les pays africains au sud du Sahara. En 1994, l’apartheid a été aboli, des élections démocratiques universelles ont eu lieu, et ce pays est devenue un pays du tiers monde. Les revenus moyens des Sud-Africains ont chuté de 50 %, les plus pauvres ont tout perdu. L’économie s’est effondrée, ainsi que l’agriculture et l’industrie extractive ; certains quartiers de Johannesburg se sont transformés en ruines. Dans les anciens gratte-ciels, des feux sont allumés et les gens vivent en remplissant les puits d’ascenseur de déchets. À un moment donné, le taux de VIH dans le pays a atteint 25 % de la population adulte. Dans cet intervalle, les anciens révolutionnaires et leaders syndicaux proches du pouvoir se sont enrichis.
L’histoire du Zimbabwe est similaire : en 1980, des élections démocratiques ont permis l’accession au pouvoir du futur dictateur Robert Mugabe, qui a régné pendant plusieurs décennies. Les résultats de son règne incluent : une inflation atteignant des milliards de pourcents, une baisse de l’espérance de vie de 59 à 49 ans, une chute du PIB de trois fois entre 1980 et 2012, alors que la population est passée de 7 à 12 millions. Bien entendu, Mugabe n’a jamais admis ses erreurs, et les maux du pays ont été attribués aux « maudits agents de l’Occident ».
Faut-il rappeler que le Hamas a été élu lors d’élections démocratiques à Gaza ? Et que le dictateur vénézuélien Maduro a été élu, après avoir travaillé comme chauffeur pour son prédécesseur Hugo Chavez. Maduro a continué la politique de « prix équitables », et lorsque la régulation a entraîné des pénuries de produits, il a blâmé les « vendeurs qui cachent des marchandises aux acheteurs » et les « impérialistes américains qui veulent détruire la Révolution bolivarienne ». Ses proches ont accumulé des fortunes en spéculant sur la différence entre le prix officiel et non officiel du bolivar par rapport au dollar.
Ce ne sont que quelques exemples de pays où les élections démocratiques n’ont pas mené au marché libre, mais ont engendré la tyrannie. Dans les pays sans institutions corrompues, ce scénario est presque garanti.
On peut donc conclure que le suffrage universel ne garantit pas le développement économique. De plus, si l’on regarde les pays d’Europe occidentale, d’Amérique latine et d’Amérique du Nord, la tendance est plutôt inverse. Ces pays sont devenus des leaders mondiaux aux 18e, 19e et 20e siècles, à une époque où aucun d’entre eux n’était une démocratie. Et le suffrage universel n’était même pas envisageable.
Analyse historique du suffrage universel et perspectives d’avenir.
Le lecteur pourrait dire : mais si les élections démocratiques ne garantissent pas le succès économique, et si la présence de pays démocratiques voisins ne garantit pas la sécurité, cela signifie-t-il qu’il faut revenir à l’autoritarisme ou à la monarchie ? Et bien sûr, on se souvient de la citation de Winston Churchill selon laquelle la démocratie est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes celles qui ont été essayées.
La citation elle-même est facilement réfutable au niveau de la logique et par d’autres citations. Déjà dans la Grèce antique, la démocratie était considérée comme la forme de gouvernement la plus faible et on l’appelait la « Démagogie ». Socrate, Platon et Aristote mettaient en avant son inconsistance. Pendant ce temps, les pères fondateurs des États-Unis étaient catégoriquement opposés au suffrage universel, et le mot « démocratie » n’a pas été mentionné une seule fois dans la Constitution américaine. La réponse à notre question est donc la République, et une citation de Thomas Jefferson.
En effet, c’est la République américaine qui est devenue un projet innovant, en avance sur son temps, montrant un nouveau chemin pour l’ancien monde et devenant l’État le plus puissant de l’histoire de l’humanité. Elle a été fondée sur le principe de la responsabilité du citoyen pour sa vie et son bien-être, le droit de vote pour ceux qui paient des impôts ou possèdent des terres, ainsi que le principe d’un État central restreint et de larges pouvoirs au niveau des États fédéraux.
En retirant au pouvoir central la responsabilité de domaines influençant directement la vie des citoyens, tels que l’aide sociale, la santé, la police, les citoyens privent l’État de la capacité de les corrompre avec leurs propres impôts, en transférant ces pouvoirs aux administrations locales et à la participation des citoyens à l’échelle locale.
Dans le cas des États-Unis, c’est la concurrence interne entre projets au niveau des États dans un même pays qui a permis de créer un environnement concret où les citoyens « votent avec leurs pieds ». Ils déménagent dans les États offrant de meilleures conditions de vie et quittent ceux dont les lois locales compliquent l’existence. Cela se produit massivement en Californie, que plus d’un demi-million d’habitants ont quittée l’an dernier, préférant la Floride ou le Texas.
Les citoyens des États-Unis, comme il y a 250 ans, votent par le biais de représentants, et non par un suffrage universel. Une chose est évidente : les habitants ont des degrés de valeur différents pour la société. Une personne qui dépend de l’État et ne peut s’occuper de sa propre vie ne peut pas décider du destin du pays et du monde.
Le plus grand défi du 21e siècle pourrait bien être la révision de la base idéologique sur laquelle plusieurs générations ont grandi, un dialogue adulte et franc entre les élites et les sociétés, et la redéfinition du contrat social en repensant les droits, les devoirs et les fonctions du citoyen et de l’État.
Gleb Dolianovskiy