Qu’est-ce qu’un collectionneur d’art ? L’exemple de Heinz Berggruen.

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Musée de l’Orangerie, Heinz Berggruen, décembre 2024.

Quiconque aime l’art ne peut s’empêcher de vouloir connaître les mécanismes, qui font qu’une toile devienne un chef-d’œuvre, plutôt qu’une autre.

Derrière cette question, auxquelles je n’aspire nullement répondre, d’autres intellectuels s’étant attelés à la tâche bien avant moi, chacun a trouvé des réponses différentes (voir Hannah Arendt, La Crise de la culture[1], Baudelaire Écrits sur l’art[2], Stefan Zweig Le mystère de la création artistique[3]), un esprit davantage convaincu par le déterminisme et aux appétences sociologiques pourrait rétorquer que ce qui fait une œuvre et une destinée artistique immortelle, ce sont aussi les collectionneurs et marchands d’art. À ce titre, l’exposition au Musée de l’Orangerie[4], qui révèle certains des chefs d’œuvres du XXe siècle acquis par le collectionneur et marchand d’art Heinz Berggruen, démontre la puissance créatrice du collectionneur sur l’artiste.

Qu’est-ce qu’un collectionneur, sinon une ombre qui sert à mettre en lumière ? Un collectionneur est-il seulement celui qui « a du flair », autrement dit cette capacité singulière à renifler au milieu de ses contemporains l’artiste dont les œuvres survivront à l’usure du temps ?

En arpentant les vastes salles du musée de l’Orangerie, en contemplant les Picasso, Matisse, Klee, les sculptures de Giacometti qui rivalisent toutes de beauté et d’audace, je me suis fait la réflexion que nous n’accordons pas suffisamment d’attention à l’importance jouée par les collectionneurs sur les carrières artistiques. Qui pense encore à Ambroise Vollard[5] et à son rôle déterminant dans le devenir de Gauguin, Van Gogh, Matisse et Picasso dont il se fit le fervent défenseur et acquéreur précoce, au moment où ses contemporains se gaussaient de ces peintres ?

De même, la sensibilité artistique développée par Heinz Berggruen permet, en se plaçant dans ce parcours thématique, de distinguer toute l’amitié et la profondeur qui l’a unie aux artistes qu’il connaissait et qu’il a côtoyés tout au long de sa vie.

Sinuosités de vie.

Heinz Berggruen naît à Berlin, le 6 janvier 1914, au sein d’une famille juive de la classe moyenne, ce qui, immanquablement, annonce une fuite nécessaire pour les États-Unis, au moment où le brun sale envahira les rues allemandes. Mais avant cela, il se forme aux lettres et au journalisme, à Berlin puis en France.

La première connivence biographique entre sa vie et les artistes de son siècle se produit en 1939, lorsque, embauché à San Francisco au Museum of Modern Art, il assiste l’immense muraliste mexicain Diego Rivera et y rencontre par la même occasion Frida Kahlo.

En 1940, de retour à Chicago, Berggruen effectue sa première acquisition artistique : Perspective fantomatique, de Paul Klee. Ses écrits personnels suggèrent qu’il le considérait comme une sorte de talisman, il refusera durant des années de s’en séparer. C’est dire toutes les implications émotionnelles et esthétiques que revêtait son premier achat d’art et, également, son premier lien avec Paul Klee, dont il restera sa vie durant un fidèle partisan.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’aspirant collectionneur parvient à rejoindre Paris grâce à un poste à l’UNESCO. Néanmoins, son attrait pour un emploi de bureau semble inversement proportionnel à celui pour l’art. Dès lors, sitôt que les conditions le permettent, il prend la poudre d’escampette et ouvre sa première galerie-librairie sur la place Dauphine, au cœur de l’île de la Cité.

Ensuite, sa trajectoire de collectionneur suit ce que les mathématiciens appellent d’ordinaire une trajectoire linéaire ascensionnelle : des années 1950 aux années 1980, Heinz Berggruen n’aura de cesse de rencontrer les milieux artistiques, de les promouvoir et, en retour, de connaître un succès commercial certain. Picasso, Matisse, Giacometti, Klee, peu sont les grands noms artistiques du XXe siècle à avoir échappé à son amitié, doublée de son œil artistique.

En 1981, le collectionneur se retire de ses activités de marchand d’art. Est-ce la fin pour autant ? Plutôt un renouveau. À partir de sa riche collection personnelle, il offre de nombreuses œuvres au Musée National d’Art Moderne à Paris, au Museum of Art à New York. À la fin des années 1990, revenant aux origines, Berggruen retourne vivre à Berlin. Les musées d’État de Berlin rachèteront sa collection en 2000. Comme quoi, dans l’océan de l’existence, le ressac finit toujours par nous ramener à notre point de départ.

Déambulations.

La genèse d’une œuvre.

Baudelaire, dans ses Écrits sur l’art, énonçait avec faconde qu’« une toile est un monde ». Ce sont bien ces différents mondes que l’on découvre au gré des pas, arpentant différents univers artistiques. Mieux, il m’a semblé, découvrant les nombreux brouillons et esquisses déployés au sein des salles, que Heinz Berggruen avait une fascination pour l’émergence d’une œuvre, un peu à la manière de Stefan Zweig qui collectionnait les brouillons de Balzac, ou d’autres grands auteurs du XIXe siècle, comme pour mieux en percer l’essence du génie créatif.

Highlights of the Collection | Museum Berggruen

Buste de femme nue, 1907, Picasso.

On trouve ainsi, recluse dans un coin, d’une modestie trompeuse, une esquisse de Picasso intitulée Buste de femme nue datée de 1907 et qui n’est autre qu’une étude pour Les demoiselles d’Avignon. Cette esquisse fut d’ailleurs la première acquisition de Picasso du collectionneur. Son regard sombre et les ombres de son visage formées, à grands traits noirs, nous frappent en plein cœur, habités par une mélancolie et une rudesse que viennent seulement attendrir un fond bleu partiel. Plus loin, toujours dans un coin de mur, on se penche avec incrédulité sur une encre de Chine au lavis sur papier, Le Dormeur, de 1942, d’une douceur insaisissable, encore de Picasso. Seuls quelques traits à l’encre de Chine dessinent les contours des deux corps nus, un homme endormi et une femme l’observant, à tel point qu’il pourrait s’agir d’une œuvre de Matisse.

Pablo Picasso | Le dormeur (1942) | MutualArt

Le dormeur, 1942, Picasso.

La forme et la couleur.

Le dialogue des œuvres de Matisse et Picasso, deux peintres du XXe que Berggruen a collectionné avec passion, constitue un deuxième fil conducteur de l’exposition. Les deux artistes, en plus d’avoir plusieurs collectionneurs et marchands d’art en commun, s’étaient également liés d’une amitié empreinte d’admiration mutuelle. Néanmoins, ce qui ressort avec fracas des salles, c’est l’interpénétration et la complémentarité de leur art, comme l’exprimait déjà, en 1912, Kandinsky dans son ouvrage Du spirituel dans l’art[6], sous la formulation synthétique qui ne disait rien ; mais qui était tout : « MATISSE : couleur, PICASSO : forme. Deux grandes tendances, un grand but. »

Ainsi vogue-t-on entre le cubisme et la géométrie de Picasso vers les couleurs saturées de Matisse, ces couleurs « fauves » qui avaient tant choqué ses contemporains.

Matisse, Le cahier bleu, 1945 (en illustration de l’article).

Les visages

Pablo Picasso — The yellow jersey (Dora), 1939

Picasso, Le chandail jaune, 1939.

Pablo Picasso (1881-1973), « Le Marin », 1938.

Enfin, ce que les grands pans de murs blancs mettent en exergue, ce sont ces visages qui viennent assaillir le curieux. Des figures de femmes, surtout, qu’il s’agisse de ceux de Matisse ou de Picasso. Des « femmes de Picasso » (mais pas que, en témoigne ce Marin peint en 1938), on retient le regard, démesuré, empreint d’une certaine mélancolie. C’est par ce regard que l’on se repère sur ces portraits, ce sont ces yeux d’une douceur triste qui nous retiennent, et nous les rendent humains, en dépit de leur anatomie déformée.

Bien sûr, l’exposition déploie d’autres pans, plus connus, des œuvres des grands artistes du XXe que Berggruen, en admirateur fidèle, n’a pas manqué d’intégrer à sa collection : des toiles cubistes aux collages de Matisse, en passant par quelques sculptures de Giacometti. Pourtant, ce sont ces visages qui me suivent malgré les jours qui passent, eux qui ont précédé mes pas vers la sortie de l’exposition. J’en retiens une chose : une inclination pour l’Art passe par une sensibilité à la création, cela va de soi, mais également, par un certain regard et l’accumulation d’œuvres jusqu’à permettre de se constituer un musée intérieur, imaginaire, personnel. Heinz Berggruen, lui, avait constitué le sien au fil des années jusqu’à nous le transmettre aujourd’hui.

Anna Rodriguez
  1. https://shs.cairn.info/revue-etudes-2011-9-page-197?lang=fr

  2. https://gallica.bnf.fr/essentiels/baudelaire/ecrits-art

  3. https://laplumedeloiseaulyre.com/?p=10195

  4. https://www.musee-orangerie.fr/fr/agenda/expositions/heinz-berggruen-un-marchand-et-sa-collection

  5. https://francearchives.gouv.fr/pages_histoire/39295

  6. https://www.gallimard.fr/catalogue/du-spirituel-dans-l-art-et-dans-la-peinture-en-particulier/9782070324323