Hegel et Balzac, la passion de l’absolu

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Les réflexions menées par Hegel sur la passion s’inscrivent au cœur de sa philosophie de l’histoire, au sein de laquelle le philosophe souligne fortement les conséquences désastreuses des passions humaines, sources de violences et de destructions. La passion, c’est d’abord la ruine, le déchaînement barbare d’une violence contre les manifestations de la civilisation. L’écroulement des Temples et du Forum. Mais Hegel nous invite constamment à méditer l’ouvrage de Montesquieu, Grandeur et décadence des romains, nous permettant de considérer la passion dans son entière complexité, en ce qu’elle a érigé les Temples avant de les faire s’écrouler : la passion a fait naître le Forum qu’elle a par la suite ruiné. La passion fait sens, pleinement, dans la mesure où elle mène la danse entre la gloire et l’infortune, entre le progrès et la décadence, entre les années de paix et l’atrocité des génocides, entre la douleur des peuples à l’aube de leur exil et le crépuscule des civilisations.

« Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion », telle est la phase bien connue et si souvent commentée (bien connue donc mal connue, disait Hegel dans sa Préface à la Phénoménologie de l’esprit) qui illustre l’idée hégélienne d’après laquelle la passion est le véritable moteur de l’histoire universelle. Dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire de 1830-1831, Hegel ne sépare pas la passion de l’action, à la différence de tout un pan de la philosophie classique qui avait tendance à ravaler la passion au rang d’un état passif, synonyme de manque de volonté. Hegel envisage au contraire la passion comme « l’énergie du vouloir » (die Energie des Wollens), et la distingue de l’intention, qui n’est qu’une « intériorité impuissante », ou encore du simple enthousiasme, lequel est à rapprocher de l’idéal vide, aspiration indéterminée qui manque de traduction concrète. « C’est parce qu’il est passionné que le grand homme n’en reste pas aux simples idéaux mais agit concrètement et efficacement. » La passion exprime toute la force de la volonté, l’énergie du caractère, qui pousse à une action déterminée et puissamment affirmée. L’individu passionné ne se disperse donc pas en une multiplicité de buts, au contraire il poursuit une seule fin, à laquelle toutes les autres sont subordonnées. Il concentre toutes ses forces dans un but unique. Hegel pense à Alexandre, César et Napoléon, mais aussi aux génies littéraires et artistiques, qui ont concentré toute leur énergie dans l’accomplissement d’un but.

Comment ne pas penser à Balzac ? Balzac qui a donné toutes ses forces dans l’écriture de ce monument dantesque, formidable et effrayant, monstrueux drame des illusions modernes et des paradis perdus, archétype des encyclopédies ivres de leur grandeur, dissection sublime des sociétés prises en flagrant délit de croissance, (les qualificatifs manquent !) qu’est la Comédie humaine ? N’est-ce pas Balzac qui déclare, dans l’Avant-propos de la Comédie humaine, que « la passion est toute l’humanité », que sans elle il n’y aurait rien de digne que l’on s’en souvienne ?

Balzac voit dans la passion un désir d’absolu, une énergie immense permettant de dépasser les limites imposées par le corps et par la société, jusqu’au moment où l’énergie finit par s’étioler comme peau de chagrin. Mais, avant l’étiolement, il y a le temps de la folie. Plus précisément, la manie, la concentration de toutes les fibres de notre être au service d’un seul objectif. Vivifiante autant que destructrice, la passion constitue notre propre condition et détermine notre agir. Par elle, le corps et l’esprit touchent à l’infini. La passion ne nous fait pas seulement plonger dans l’abîme, elle nous fait danser à son bord. Pensons ici à Edgar Poe et à son Démon de la perversité : s’il n’y a pas le bras d’un ami qui nous retient, nous plongeons, fascinés par le vide. « Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. » La jeunesse, du temps de Hegel et de Balzac, sentait se réveiller en elle la passion des grandes choses, après la mort de l’Empire et la volonté de retrouver une grandeur jugée trop tôt disparue ! Pensons à Alfred de Musset, toujours, à sa Confession d’un enfant du siècle, ses rêves d’héroïsme en équilibre fragile au-dessus du gouffre de la résignation.

Grâce à Mme de Staël, Balzac avait pris connaissance des philosophes allemands, notamment de Hegel, qui envisageait la philosophie comme une confrontation perpétuelle à l’absolu. Hegel voyait dans l’art une manifestation de l’absolu, un écho merveilleux du divin, traversant l’esprit comme le rayon de lumière traverse le monde du philosophe en méditation de Rembrandt. Hegel et Balzac avaient cette soif, cette passion de l’absolu. Ils voulaient saisir le monde dans leur main et en découvrir le sens caché. Avec eux, la pensée est une passion, et la volonté une énergie vive. Il fallait tout étreindre, pour mieux embrasser. Orgueil ou ivresse ? Les deux, bien évidemment ! Le système philosophique de Hegel est l’expression d’une folie balzacienne : vouloir tout connaître, tout comprendre, tout saisir. Le système balzacien est l’expression d’une ivresse hégélienne, « cortège bachique dont pas un des membres n’est ivre », que l’on pense par exemple à la scène du Banquet chez Taillefer dans la Peau de Chagrin.

Hegel et Balzac ont le génie de nous confronter encore aujourd’hui à des chercheurs d’absolu, qui mettent leur vie en péril pour vivre le drame de leur passion. Ils montrent les grandeurs et les misères des actes sublimes, excédant toute mesure, toute petitesse, toute mesquinerie, toute Prudhommerie, excédant même toute beauté par trop prévisible. Cette passion se retrouve dans la recherche de perfection du peintre Frenhofer, dans la volonté d’imiter le concert des anges chez Gambara, dans l’avarice sans borne de Maître Cornélius, ou encore dans l’union mystique avec le divin chez Séraphîta… Ces héros ne désorganisent pas leurs forces, ils ne se répandent pas exactement comme une onde qui s’épuiserait à mesure de son rayonnement, comme ces cercles frémissant aux surfaces de l’eau ; bien plutôt, ils concentrent leurs forces en un point unique – leur cerveau rejoignant leur cœur – et s’épuisent bientôt en raison même de cette extrême condensation de leur énergie. L’épuisement précoce est le lot des passionnés. Leur disparition est brutale ! Ils surgissent dans la nuit comme un éclair, brisant les cieux de leur désir, zébrant l’obscurité d’une traînée lumineuse, et finissent par disparaître dans le retentissement de l’orage. Ils sont foudre, « organiste d’une tempête arrêtée, et qui rit dans la nature limpide », « feu d’artifice entre deux cauchemars », « tournesols d’or bronzé »… , pour reprendre les expressions d’Antonin Artaud à propos de Van Gogh.

Balzac et Hegel nous montrent tout au long de leur œuvre que la passion de l’absolu est aussi un absolu de la douleur, dévoilant le « calvaire de l’esprit » s’acheminant avec douleur vers la pleine prise de conscience de sa liberté, dépassant les illusions et les fantasmes, les idéaux creux et vides de la belle âme, pour chercher à atteindre le savoir absolu. La passion de l’infini laisse toujours des traces, des stigmates sur la peau, le cœur et le cerveau comprimés, épuisés par l’effort de la pensée tout entière tendue vers l’objet de son désir. L’odyssée balzacienne et le roman de l’absolu hégélien nous mènent tout deux à ce trépignement, à ce bouillonnement de l’écume jusqu’à son infinité.

L’ivresse du concept et de l’écriture se mêlent à la passion de l’excès, nourrissant une fièvre augmentée par la caféine et la lecture des Tragiques Grecs, qui unissent ces pourfendeurs de préjugés et ces lutteurs titanesques au cœur de l’arène de notre modernité, qu’ils contribuent infiniment à éclairer de leur « passage considérable ».

Guillaume DREIDEMIE

Université Jean Moulin Lyon III