Si la passion agit comme un aimant sur les émotions et impose ses règles aux sens, il est clair que ce jeu de cache-cache avec la raison aura auréolé de son empreinte le parcours de Missak Manouchian.
Ce fils de paysan arménien né dans l’ancien Empire ottoman a très tôt été confronté aux obsessions morbides dont certains hommes sont les esclaves : à l’âge de neuf ans survient le génocide des arméniens qui emporte son père.
Le couple qu’il formera avec Mélinée, sorte de refuge où les bruits du monde cessent, un destin lié comme bouclier aux tribulations politiques de leur époque, sera salutaire dans son œuvre en lui apportant une certaine sérénité après une enfance mouvementée.
À la suite de la Première Guerre mondiale, il se retrouve orphelin et est pris en charge dans un établissement français au Liban, pays alors géré par l’Hexagone grâce à un mandat de la Société des Nations délivré en 1920.
C’est à cette période qu’il obtiendra une formation d’artisan, mais très jeune son esprit se tourne vers les lettres, une passion qui le poursuivra jusqu’au bout, à côté de ses autres activités : tantôt résistant, tantôt membre d’un parti politique, il sera toujours en première ligne contre toute forme d’autoritarisme — il y mettra autant de ferveur que lorsqu’il se penchera sur son bureau, la plume à la main.
En 1925, il écrit un poème intitulé Vers la France dans lequel il évoque son espoir dans ce pays qui semble catalyser toutes ses espérances, où les Droits de l’Homme sont garantis :
“ Laissant derrière moi mon enfance ensoleillée nourrie de nature
Et ma noire existence d’orphelin tissée de privations et de misères,
Encore adolescent ivre du rêve des livres et des écrits,
Je m’en vais mûrir par le travail de la conscience et de la vie.”
Les crises politiques l’emmènent à s’engager dans une cause qui dépasse sa propre individualité, mais qui est commune à tous les gens de bonne volonté : la défense de l’Europe libre devant l’obscurantisme qui se sert de l’ombre du totalitarisme afin de recouvrir tout le continent.
Avec sa femme, ils forment un couple iconique qui arme autant de respect que de responsabilité celui ou celle qui s’intéresse à ses idées présentes dans ses écrits et dans ses actes.
Seule une âme passionnée peut arriver à surmonter autant d’obstacles que Missak Manouchian. Intéressons-nous à son parcours.
Reconnaissance et rencontre avec Mélinée
En arrivant en France, Missak est bien déterminé à faire éclore dans la réalité les rêves qu’il nourrit depuis son enfance. En 1930, il est l’un des fondateurs de l’Association des écrivains contemporains franco-arméniens. Avec ses compatriotes, il publie les revues littéraire et artistique Jwank (Diligence), Mshakuyt (Culture). S’ensuit alors la plus connue : Zang (Cloche), qui promeut les idées de gauche et la préservation de la culture arménienne dans la diaspora. Parmi les écrivains n’appartenant pas à celle-ci, Romain Rolland fut parmi les premiers à publier ses ouvrages.
Parallèlement, Manouchian participe activement à la traduction de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud en arménien et suit en parallèle de son métier de menuisier des cours de littérature, de philosophie, d’histoire et d’économie politique à la Sorbonne.
Sous l’influence de la crise, Manouchian renforce ses convictions anticapitalistes, étudie attentivement Le Capital de Karl Marx et rejoint, officiellement, le Parti communiste français en 1934. L’année suivante, il est élu secrétaire du Comité de secours arménien, affilié à l’Immigrant Labour. Lors d’une soirée organisée par le Comité, Missak Manouchian rencontre Mélinée Assadourian, qui devient plus tard son amie proche puis son épouse. Leur rapprochement est facilité par un parcours quasi similaire : enfance en Arménie occidentale, souvenir du génocide, vie dans un orphelinat, émigration vers la France et, enfin, des sympathies concernant les penseurs politiques de gauche.
Les années trente offrent à ce couple un terrain fécond en matière d’idées nouvelles à défendre et de valeurs à promouvoir, le chaos des démocraties les pousse de plus en plus à franchir la ligne qui sépare la pensée de l’action.
Mouvement de résistance
Avec son épouse Mélinée, Missak participe à la Résistance française dans la section arménienne du groupe militant « Main-d’œuvre immigrée ».
À Paris, Missak Manouchian parvient à rallier autour de lui l’intelligentsia arménienne, notamment celle ayant collaboré avec lui dans la revue Zang, afin de créer un détachement international de la Résistance française et de lancer une propagande antifasciste. Le 22 juin 1941, jour où les nazis attaquent l’Union soviétique, la Gestapo arrête Missak et les membres de son groupe lors d’un raid dans l’une de leurs cachettes. Il est alors envoyé au camp de concentration de Compiègne ; depuis cet endroit, il ne cesse de continuer sa lutte, notamment par le biais de son médecin qui l’aide à reformer une organisation clandestine.
Après s’être évadé du camp, Manouchian rejoint en mars 1943 le détachement Stalingrad subordonné à la structure des Tirailleurs libres et partisans français. Cependant, sa première action armée, entreprise à Levallois-Perret le 17 mars, n’aboutit pas. En août 1943, Manouchian dirige trois détachements, comptant au total environ cinquante combattants. Le commandement de tous les partisans de la région parisienne a été pris par le communiste polonais d’origine israélite : Joseph Epstein (colonel Gilles), un vétéran de la guerre civile espagnole.
À partir d’août 1943, le groupe mène avec succès près de trente attaques contre les Allemands. Parmi ses hauts faits, il y a l’opération visant à éliminer le général von Schamburg, responsable de plusieurs exécutions massives, et le SS Standartenführer Julius Ritter, connu pour avoir envoyé six cent mille civils au STO (Service du Travail Obligatoire).
La tristement célèbre « Affiche rouge » (propagande nazie pour faire passer Missak pour un voyou) indiquait au centre de sa banderole : « Manouchian, Arménien, chef de gang, 56 attaques, 150 morts, 600 blessés ». Cette campagne visant à les faire passer pour des terroristes a cependant eu l’effet inverse, puisqu’elle n’a fait que renforcer la ferveur ainsi que les convictions des résistants qui se battaient contre le régime de Vichy et de l’Allemagne nazie.
Le « groupe de Manouchian » était en effet multinational et comprenait tout ce que le continent européen peut offrir comme nationalités et ethnies : Polonais, Italiens, Hongrois, Arméniens, Espagnols, Roumains et Français, une grande proportion des membres étaient de confession israélite, la plupart d’entre eux avaient fui leur pays en raison du chômage et de l’antisémitisme.
Arrestation et exécution
Missak Manouchian est arrêté le 16 novembre 1943, son emprisonnement charrie avec lui 68 autres arrestations de personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec son groupe. Manouchian est torturé pendant 3 mois et sera exécuté avec 23 membres de son groupe le 21 février 1944, à l’âge de 37 ans. La seule femme du groupe, Olga Banchik, a été emmenée en Allemagne et exécutée séparément (guillotinée à Stuttgart).
Le jour de son exécution Manouchian a écrit à Mélinée, qui a réussi à ne pas être arrêtée grâce à l’aide de la famille de Charles Aznavour, mais qui s’est vu infliger une condamnation à mort par contumace :
« Que dois-je vous dire ? Tout en moi est vague, mais en même temps brillant. J’ai volontairement rejoint l’Armée de libération et je meurs au seuil de la Victoire. Heureux ceux qui vivront après nous et jouiront des joies de la paix et de la liberté à venir. »
En 1978, une sculpture en son honneur a été édifiée : à l’intérieur de celle-ci est placée la tête en bronze de Missak. Les mots suivants figurent en relief dessus : « Gloire à celui qui est mort pour que la France vive ».
Le monument est érigé près de Paris, dans la banlieue d’Ivry. L’actualité est récemment venue faire écho à cet article lorsque, le 18 juin 2023, le Président Emmanuel Macron a indiqué que la tombe contenant le corps de Missak Manouchian, ainsi que celui de sa femme, sera transférée au Panthéon le 21 février 2024.
Ce dernier voyage semble logique lorsque l’on se retourne sur son passé : des eaux de la mer Noire jusqu’à celles de la Méditerranée, la flamme de la passion qui jouait comme un moteur pour lui ne s’est jamais laissé éteindre par le ruissellement des épreuves qui ont jalonnées son existence, comme si chaque goutte de sang qui en éclaboussait se transformait en une buée de sueur qui servait de carburant au feu ardent qui l’animait, obligeant les cours d’eau contraires à sa volonté à suivre la direction fixée par l’étincelle présente dans son regard.