Il serait facile de commencer un article dont l’objet est d’établir une réflexion sur le raffinement, dans le domaine de la poésie, en citant seulement Jean-Jacques Rousseau : « La littérature est une forme de plaisir poussée à son raffinement le plus extrême par des écrivains que le rapport habituel au langage ne satisfait plus. » ou encore Victor Hugo qui, dans son ouvrage Post-scriptum de ma vie[1], nous indique qu’« Aucune grâce extérieure n’est complète si la beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l’âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps. »
Néanmoins, ces citations ne suffiraient pas à résumer l’exactitude que revêt ce terme en matière de poésie.
De mon modeste avis, le raffinement, dans ce domaine, consiste à contourner la facilité que nous offre l’emploi de certains mots comme « amour », « bonheur », en penchant notre regard sur le périmètre des images et émotions qu’ils englobent.
C’est une introspection sur le langage qui, si l’on s’en réfère à Heidegger, est ontologiquement lié à l’être : « Le rapport de l’homme à l’être n’est pas seulement exprimé par le langage, mais il est le langage même. » Il ira plus loin, à la fin de sa vie, en connectant directement le langage et l’être lui-même au sein de la « parole poétique »[2].
Il faut donc détricoter chaque mot, les faire renaître à chaque fois, comme une sorte de Big Bang d’où jaillirait un nouvel espace, champ de radiation, afin d’y piocher l’ensemble des sentiments, tons, sensations qui, mis bout à bout, construirait un éternel nouveau langage.
C’est ensuite à ce stade que l’on peut assembler les différents dialectes qui en émanent afin de les faire chanter entre eux, à travers un prisme en constant renouvellement.
Nous aborderons donc cette thématique du raffinement sous deux angles, le premier au sens où on l’entend de manière générale et un second, en prenant un peu plus de hauteur, pour y inclure les marginaux, étiquetés ainsi puisque les contraintes sociales les enferment, et les exclus, car incompatibles avec la bonne morale.
Ces derniers trouvent dans l’écriture une manière de se sublimer, délaissant ainsi l’être aux contingences de leurs époques, au profit du temps, seul véritable juge en matière d’ingéniosité.
Ici se trouve donc la distinction entre, d’une part, raffinement poétique comme posture et, d’autre part, raffinement poétique comme pied de nez à la nature ou aux normes sociales.
Le raffinement poétique comme posture
Dans son poème Fairy[3] issu des Illuminations, Rimbaud narre les passions d’Hélène en utilisant des analogies qui permettent d’éclipser l’usage du terme « amour » à répétition :
« Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L’ardeur de l’été fut confiée à des oiseaux muets et l’indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d’amours morts et de parfums affaissés.
— Après le moment de l’air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l’écho des vals, et des cris des steppes. —
Pour l’enfance d’Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres, — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.
Et ses yeux et sa danse supérieure encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l’heure unique. »
Il contourne ainsi son emploi en faisant des capillarités tout le long du poème. « Les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral » : cette métaphore lui permet de sous-entendre l’échange des corps, que l’on devine, l’arbre représentant la sève et la terre, quant à l’ombre : la nuit ou l’étreinte des âmes se sublime.
Les mots s’enchaînent ensuite par contingences visuelles et sonores. « La rumeur du torrent, l’écho des vals », est sans doute ici un croche-pied aux rapporteuses et autres colporteurs de médisance : celles et ceux qui ne connaîtront jamais le sentiment d’être aimé, condamnés au premier rôle de jaseurs, faute de l’obtenir dans les bras d’un être aimé.
Hélène ici se consume et consume l’amour, n’employant le mot qu’une seule fois. « Les formes et les ombres » l’accompagnent depuis la « barque de deuil » jusqu’aux « légendes du ciel ».
La lumière jaillit à la fin, lorsqu’elle continue sa « danse supérieure », encore faussement candide aux tribulations « froides » qui secouent le monde ; y faisant fi en préférant se réchauffer tout près « du plaisir des décors, et de l’heure unique ».
On retrouve la même analogie dans le poème Cythère[4], issu du recueil Fêtes galantes de Verlaine. Cythère est l’allégorie de la patrie des amours.
Ici, le raffinement est mis à la disposition de l’amour, néanmoins ce n’est qu’une posture, car la beauté du premier auteur, à la manière d’un Pouchkine ou d’un Essenine, aurait pu suffire à ce qu’on accorde à une prose moyenne l’étiquette de génie. Rimbaud, et les deux autres auteurs cités, dépasseront cependant ce biais, leurs œuvres étant unanimement reconnues par la postérité. On peut dire que le point commun de ce type d’auteurs est la jeunesse, la beauté et le talent.
Il en est différemment concernant ceux mentionnés dans l’introduction, qui doivent faire oublier leurs corps, leurs êtres, leurs conditions sociales afin de s’ériger en parangon de laideurs exquises. Celle que l’on savoure de loin, que l’on accueille en cachette, que l’on admire en secret.
Le raffinement poétique comme pied de nez aux normes sociales
L’exemple qui nous vient en tête lorsque l’on parle de marginalité, en poésie, est souvent celui de Charles Bukowski. Ses textes lui ont permis de sublimer son être pour, aux alentours de la cinquantaine, recevoir les louanges de ceux qui, la veille, le regardaient d’un œil poli, voire condescendant.
S’il y a bien un poème pour résumer son parcours, et ceux de tant d’autres, pour qui la vie n’a été que courses d’obstacles et zigzagues entre des marécages, c’est Roll the Dice, écrit de sa plume :
« Si tu essaies, va jusqu’au bout.
Sinon ne commence même pas.
Si tu essaies, va jusqu’au bout.
Ça peut vouloir dire perdre des petites amies,
des femmes,
des proches,
des jobs et
peut-être ton esprit.
Va jusqu’au bout.
Ça peut vouloir dire ne pas manger pendant trois ou quatre jours.
Ça peut vouloir dire geler sur un banc de parc.
Ça peut signifier la prison.
Ça peut vouloir dire la dérision, la moquerie, l’isolement.
L’isolement est un cadeau.
Tous les autres sont un test de ton endurance, jusqu’à quel point tu veux vraiment le faire.
Et tu le feras.
Malgré le rejet et les pires circonstances.
Et ce sera mieux que tout ce que tu pourrais imaginer.
Si tu essaies, va jusqu’au bout.
Il n’y a aucune autre sensation comparable à celle-là.
Tu seras seul avec les dieux et les nuits s’enflammeront.
Fais-le, fais-le, fais-le.
Jusqu’au bout, jusqu’au bout.
Tu chevaucheras la vie jusqu’au rire parfait,
c’est le seul bon combat qui existe. »
Un autre écrivain se distingue en termes de calembours savamment foireux, balancés à la face des bien-pensants, en la personne de Hunter S. Thompson[5]. Figure emblématique du « journalisme gonzo » et auteur, entre autres, de Las Vegas Parano et de Hell’s Angels. Hunter S. Thompson a été renvoyé du Time ainsi que du Middletown Daily Record, entre autres périodiques, pour insubordination et attitudes marginales. Le mouvement gonzo[6] peut se définir par des enquêtes journalistiques axées sur l’ultra-subjectivité, faites de récits à la première personne, de rencontres et de prise de drogues, tout cela combiné à une plume acerbe et à un fort engagement politique.
L’un de ses poèmes les plus connu est We are all alone :
« Nous sommes tous seuls,
nés seuls, mourons seuls,
et — en dépit des
magazines de True Romance —
nous regarderons tous un jour
notre vie en arrière
et verrons que, malgré
notre compagnie, nous étions
seuls tout au long du chemin.
Je ne dis pas solitaire —
du moins, pas tout le
temps — mais essentiellement,
et finalement, seuls. C’est
ce qui rend le
respect de soi si important,
et je ne vois pas comment tu peux
te respecter si tu dois
chercher ton bonheur dans les cœurs et les esprits
des autres. »
Ce texte peut être interprété comme un testament de son approche de la vie et du raffinement. Comme Bukowski, l’être se construit par le rejet mutuel des normes sociales et morales qui lui sont imposées. Il les tourne en dérision dans ses écrits afin de faire accepter par le médium des mots ce qui semblerait impossible par celui de la parole en société.
Ici, l’auteur ne cherche ni pardon, ni repentance, il concède au monde son originalité qui semble le lui pardonner, si l’on en croit le succès de ses œuvres.
Plus qu’un langage, les mots et les styles « destroys » des deux auteurs précités forment un univers qu’il est libre à chacun de rejoindre pour quelque temps, par le biais de la lecture, ou de s’en inspirer, à l’image des artistes héritiers gonzo. L’un des plus connus est sans doute Johnny Depp, élève de Hunter S. Thompson, qui adaptera au cinéma son roman Rhum Express[7] en 2011, après la mort de son ami en 2005. Pendant tout le temps du tournage, une chaise vide, portant le nom de l’auteur, sera présente sur le plateau. L’acteur prendra soin de déposer chaque matin un verre de whisky, ainsi qu’un cendrier, à côté[8].
Le point commun de ces auteurs, dont l’être empêche l’étant de s’accomplir aussi vite que ceux mentionnés en première partie, est un long chemin de croix qui accouche d’une reconnaissance plus tardive, voire posthume pour certains ouvrages de Hunter S. Thompson.
En conclusion, je dirais que, si l’une et l’autre de ces catégories, raffinement poétique comme posture, ou comme contre-pied aux normes sociales, se livrent une partie de ping-pong incessante, le résultat de chacune n’en reste pas moins inscrit dans le cadastre de la postérité, que chaque recueil de poésie consigne dans nos bibliothèques.
Gaspard Rambel
- https://www.editionsdelherne.com/publication/post-scriptum-de-ma-vie/ ↑
- https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1996-v52-n1-ltp2154/400974ar.pdf ↑
- http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/fairy ↑
- https://www.poetica.fr/poeme-1830/paul-verlaine-cythere/ ↑
- https://www.babelio.com/auteur/Hunter-S-Thompson/3375 ↑
- https://numero.com/culture/journalisme-gonzo-cinq-enquetes-a-la-premiere-personne-qui-ont-marque-lhistoire/ ↑
- https://www.amazon.fr/Rhum-express-Hunter-S-Thompson/dp/2070437345 ↑
- https://vodkaster.telerama.fr/actu-cine/johnny-depp-rhum-express-hunter-s-thompson/751691 ↑