Sergueï Essenine : une étoile filante

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Le vent d’automne a déjà emporté le foulard d’Isadora Duncan, lorsque le parfum des vers de Sergueï Essenine revient nous enivrer.

On en retient une odeur de campagne russe si chère à son cœur, il la décrivait avec autant de violence que le climat qui l’entourait.

Du reste la période politique qu’il traversa n’était pas moins dure, lui le chantre de la révolution d’Octobre, qui finira sacrifié par celle-ci à seulement trente ans. 

Il a su habilement jouer de son lyrisme, comme une étoile filante, que l’on ne peut saisir sans craindre que les poussières d’éternité qui en émanent ne nous filent entre les doigts. 

Il y avait rajouté un écran de fumée composé de vapeurs d’alcools, de fumées de tabac et de la chaleur des orgies qu’il pratiquait en repoussant son éthylisme ; jusqu’à en apprécier le goût de son propre sang, point final de ses rixes habituelles qui venaient clôturer ses beuveries. 

« Dans la galère des sentiments me voici condamné
À tourner la meule des poèmes.
Mais sois sans crainte, vent insensé,
Crache tranquillement tes feuillages sur les prés !
L’étiquette de « poète » ne m’écorchera pas,
Moi aussi dans les chants je suis un voyou comme toi. [1] »

Il est intéressant de s’intéresser à sa plume, trempée dans l’espérance d’un monde meilleur, ainsi qu’à l’incidence qu’a pu jouer sur celle-ci son passage de sa campagne natale, à celui de la ville de Moscou la délurée.

La découverte de Moscou.

Dans cette ville jadis boudée par le grand monde, qui lui préférerait Saint-Pétersbourg et ses datchas, qui rivalisaient les unes avec les autres en termes de richesse depuis Pierre le Grand, Essenine découvre un nouveau mode de vie à l’âge de 17 ans.

La lune et le soleil n’étaient plus les maîtres du temps, l’horloge à chaque coin de rue s’en chargeait. L’odeur des cafés et des égouts avait remplacé celle de la verdure, et le chant des oiseaux était caché par celui des machines qui, partout, frappaient le sceau d’une époque marquée par le machinisme. 

Premier choc donc pour lui, ses escapades qu’il avait pris l’habitude d’effectuer dans les forêts de Konstantinovo, en croisant toutes sortes de personnages mystiques, étaient maintenant circonscrites aux façades d’immeubles et au corridor tantôt de glace, tantôt de neige de la Volga. 

Mais c’est bien sa volonté d’être poète qui lui donna l’énergie de continuer son voyage. Il travaillera dans une maison d’édition, se fera relecteur de manuscrits pour d’autres, avant de tout arrêter et de se laisser aller à une écriture effrénée, comme s’il se protégeait de l’agressivité de l’urbanisme en mettant en vers sa campagne perdue, trouvant dans son imagination un espoir de progrès face aux grilles de la ville. 

« Comme il était doux alors de me rappeler pendant les scandales
L’étang envahi d’herbe et le bruit sourd de l’aulne,
Et que j’ai quelque part un père et une mère
Qui se moquent de tous mes vers
À qui je suis cher comme un champ, comme leur chair
Comme l’averse en mai gonflant les terres vertes. [2] » 

Après un mariage avec Anna Isriadova, qui ne l’empêche pas de continuer ses excès, il commence à faire des allers-retours entre Moscou et Petrograd. 

La mobilisation et la rencontre avec le milieu poétique de Petrograd.

Cette ville lui réserva un accueil plus que favorable et c’est le poète Alexandre Blok, figure du symbolisme, qui l’introduisit dans les milieux culturels grâce à deux lettres de recommandation [3] à l’attention d’un binôme de personnalités incontournables : Gorodetsky le poète en vogue du moment, et le notable Mourachev, qui avait ses entrées dans tous les comités de presse de la ville. Ces deux missives lui ouvrirent les portes de la ville.

La lune de miel fut intense et il obtint la gloire et la notoriété en seulement quelques mois, cette société plongée dans la guerre voyait dans ce jeune chérubin une sorte d’oracle qui venait les rappeler à leur véritable nature slave, alors que le conflit en cours les poussait vers l’Occident. Encore une fois ce sont ses récits symbolistes inspirés par sa campagne qui lui valurent sa renommée, alors que c’est à la ville que l’agitation des mobilisations s’effectuaient, et où les trains remplis d’uniformes prenaient leurs départs.

Il échappa quelque temps à la mobilisation et fut même invité à se produire avec son ami Kliouev devant l’impératrice, il résida quelque temps au Palais de Tsarkoïe Selo sous la surveillance du colonel Laumann, son régiment étant attaché à la protection des Romanov.

Néanmoins il dut s’astreindre aux transports sanitaires des convois de blessés après avoir trop longtemps échappé à sa convocation : la vision des corps et des chairs ensanglantés le conforte un peu plus dans son envie d’idéal et de révolte. 

Jusqu’à la fin du conflit, et à partir du début de la Révolution, sa prose se fera de moins en moins symboliste pour devenir réaliste. Il épouse la cause des révolutionnaires rouges, voyant en eux un espoir pour tous les paysans dont il faisait partie, il vivait la violence de cette période dans sa chair autant que dans ses poèmes qu’il écrivait parfois avec son sang, lorsqu’il manquait d’encre.

Trotsky l’admirait [4] par ailleurs et il l’invita à une rencontre, après que ses frasques commencèrent à faire plus de bruits que ses vers. Cette rencontre houleuse déboucha sur un ultimatum : écrire en faveur de la Révolution ou bien être censuré. Devant ce choix qui n’en était pas un, s’il souhaitait continuer à vivre de sa plume, il ne céda pas. 

On lui intimait maintenant de passer du réalisme aux textes politiques, il le fera un peu plus tard, mais pour critiquer cette Révolution à laquelle il ne croyait plus, l’espoir qu’il y avait placé commençait alors peu à peu à s’étioler.

C’est à peu près à cette même période qu’il rencontre Isadora Duncan, de dix-huit ans son aîné.

Relation tumultueuse avec Isadora Duncan et déclin.

C’est en mai 1922 qu’Essenine la rencontre. Il l’épouse puis elle lui fait découvrir le monde en l’embarquant lors de ses tournées. Ils sillonneront l’Allemagne, la France et les États-Unis. Mais Essenine est sujet à de graves problèmes d’alcool, il a le mal du pays et s’intègre difficilement dans ces différents milieux dont il ne parle pas la langue et qu’il trouve ennuyeux, préférant les danses des steppes et les récitals de poésie à Petrograd.

De retour en Russie, Isadora offrira encore quelques odes au communisme ; toujours avec sa manière de danser – pieds nus-, en balayant les contraintes classiques. 

En novembre 1923, las des scandales (il saccage l’Hôtel de Crillon en 1923) et de cette relation où il dépend de son épouse, Essenine profite d’un voyage d’Isadora en Crimée pour lui envoyer une lettre expéditive où il annonce vouloir divorcer. 

Il restera ensuite quelque temps en maison de repos puis, après un ultime voyage à Moscou ou l’espoir de voir les choses changer lui tenait encore chevillé au corps, retournera à Petrograd en 1925, désormais Leningrad depuis la Révolution. C’est dans la ville qui l’a vu naitre en tant que poète qu’il poussera son dernier souffle. Comme si le sien s’était déjà trop éloigné de son isba de Konstantinovo pour en retrouver un second. 

Si certains le disaient résigné, et s’il l’a lui-même écrit dans ses textes vers la fin de sa vie, le doute plane toujours sur les circonstances de sa mort.

N’était-il pas en train d’écrire un pamphlet « Le Pays des Salauds » sur la tournure de la révolution d’Octobre, un plaid sur les genoux, quelques heures avant son « suicide » [5]?

Des traces de coups sur le visage du poète, la présence d’agents de la Loubianka cette nuit-là : Blomkine et son « ami » Herlish à l’Hôtel Angleterre le 28 décembre 1925, ne sont-ils pas là des indices ? Sans compter le fait qu’un congrès des provinces était prévu pour discuter de la manière dont le pouvoir soviétique était reçu à travers le pays. Un texte orageux de la plume d’Essenine aurait pu poser des problèmes.

Deux années plus tard ce sera son ancienne épouse, Isadora, qui mourra ; son foulard restant coincé dans la roue de sa limousine ce qui aura pour conséquence de la tuer sur le coup. 

Ce fil du destin, mieux qu’une corde, les liera à jamais.

Que ce soit Moscou, Paris ou l’ensemble des villes qu’il aura découvertes avec Isadora, la violence urbaine maquillée par le vernis du progrès lui semblait peu reluisante, en comparaison de sa campagne qui lui offrait un regard infini sur la douceur des steppes et l’avenir, lorsqu’il était adolescent. 

Cet espoir rompu entre lui et la Révolution, et entre ce « paysan-poète » et les grands centres urbains, aura eu sur Essenine un violent impact, qui l’emporta dans un manège de surenchères, sorte de Pougatchev [6] des interdits. 

Sillonnant les clubs littéraires autant que les bistros, pour enfin s’éclipser aussi vite qu’une étoile filante. 

À peine la clarté aura-t-elle imprimé la rétine de ses contemporains que la voilà disparue, mais n’ayons crainte, il existe des traces de son passage qui témoigne de sa prose emplie d’espoir, aujourd’hui encore.

Gaspard Rambel

1 : https://www.babelio.com/livres/Essenine-Confession-dun-voyou/16641

2 : https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1961_num_38_1_1740

3 : https://www.lakube.com/livre/la-vie-interrompue-de-serguei-alexandrovitch-essenine-jean-de-boishue

4 : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/essenine.htm

5 : https://www.lakube.com/livre/la-vie-interrompue-de-serguei-alexandrovitch-essenine-jean-de-boishue

6 : https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_2005_num_27_1_2261