« L’Amérique est le seul pays au Monde qui ait commencé par la démocratie. » Dans cette phrase que l’on retrouve au chapitre douze de Chien Blanc [1], livre écrit par Romain Gary afin d’interroger le lecteur concernant la question des droits civiques, se trouve une ambiguïté : pourquoi les gens de couleur n’ont-ils pas les mêmes droits que les blancs ?
Autour de cette question se retrouvent deux problématiques, après les émeutes de Watts [2] en 1965, les noirs américains commencent à revendiquer le même traitement pour tous les citoyens du pays. Dans ce contexte des groupes parapolitiques se créent, des figures emblématiques de ce combat émergent : Martin Luther King, Malcolm X, et Bobby Kennedy [3] durant sa campagne présidentielle de 1968; pour ne citer qu’eux. Néanmoins comment trouver un point de concorde entre cette aspiration, qui d’un côté sonne comme une injustice, et de l’autre comme un pouvoir à consentir à d’autres.
Dans le roman, la figure du chien nous permet de faire la part des choses, on l’appelle white dog car dressé pour attaquer les noirs. Le héros, qui pense pouvoir le changer, dans l’espoir qu’il ne leur soit plus hostile, le confie à Keys, un maître-chien noir américain. Celui-ci se propose avec amusement de relever le défi.
Le récit est ponctué de personnages qui nous permettent de saisir les enjeux en cours à cette période, certains sont de bonnes volontés, d’autres moins, la haine en vient parfois aux mains avec l’espérance. Néanmoins l’auteur a été assez astucieux dans sa prose pour tempérer les velléités de chacun, et offrir des clés de compréhension, afin que les deux côtés puissent vivre en société, malgré le fanatisme de quelques-uns qui apparaîtra à la fin du récit.
Ici se posent alors deux questions : la résilience du héros à trouver une issue à la haine est-elle suffisante pour parvenir à canaliser celle des opprimés ? Dans le cas contraire, n’est-ce pas une prise de conscience collective qui pourrait arriver à faire éclore, dans la réalité, cette espérance qui persiste encore pour certains jusqu’à aujourd’hui ?
La résilience du héros à travers la figure du chien
Pour faire la paix, il faut être deux, les conflits ne sont souvent que des illusions, des défauts que l’on projette sur l’autre sans être sûr qu’ils en méritent l’étiquette. L’auteur nous indique que cela marche autant pour les noirs que pour les blancs, c’est en se débarrassant des a priori, des anathèmes, que les choses avancent.
Ainsi il place son espoir dans ce chien, « Batka », et dans ses rencontres avec des figures montantes de la lutte pour les droits civiques, afin que chacun puisse y trouver sa place. Sa femme, actrice, organise des rencontres à leur domicile afin de faciliter l’échange de points de vue. Il fait également le récit de Clara, semi-vedette de cinéma, qui tombe dans le piège de la repentance à outrance, sorte de racisme inversé, ce que semble nous indiquer l’auteur au chapitre quinze « (…) avec leur fond de diffuse culpabilité, qui mène tout droit au masochisme. (…) elle avait commencé à se prendre pour une sainte victime expiatoire qui rachetait les crimes des blancs. » Elle offre son corps comme pour purger les injustices subies pendant l’esclavage. Un activiste le confirmera d’ailleurs au héros dans le chapitre dix : « (…) Tu comprends, pour les noirs, la plus sûre façon d’avoir les blancs, c’est de baiser à mort. La grande lutte. En ce moment, c’est interdire à ma femme la pilule et le diaphragme. (…) La seule solution du problème noir est entre les cuisses des femmes blanches. (…) »
Bien évidemment, l’auteur grossit le trait : d’une part l’extrémisme de la repentance des femmes blanches, qui se donnent comme si c’était une avancée politique qui permettrait de faire bouger les choses, est inopérant à long terme, et d’autre part, la volonté de revanche qui se traduit par l’acte le plus symbolique, celui de la pénétration, sorte d’épée dans le corps de l’adversaire, ne l’est pas plus.
Bien sûr, entre-temps, le héros rencontrera des activistes sérieux prêts à discuter sans chercher à jouer la carte de la repentance, mais qui souhaitent repartir sur des bases neutres. C’est le cas avec le révérend Jess Jackson, rencontré lors d’une réunion organisée par le pasteur Abernathy, afin d’organiser la « Grande marche des pauvres » vers la Maison Blanche. Celui-ci parie sur la bonne entente pour le futur. Il part du postulat que le progrès amènera forcément les différentes ethnies à s’associer dans la société, étant donné que chacun aura besoin de l’autre pour travailler, ce que semble indiquer l’auteur au chapitre seize « On ne peut pas résoudre le problème de vingt millions de noirs américains sans changer la société tout entière. »
Au fur et à mesure que l’intrigue avance, Keys parvient à déconstruire l’éducation du white dog et à lui faire accepter les gens de couleur, on y voit ici l’espoir, ou une parabole, d’un possible changement dans les mentalités. L’ignorance étant le terreau de la haine, la connaissance celui de l’espoir et de la sublimation.
La concorde entre les gens de bonne volonté comme bouclier au fanatisme
Le héros se laisse parfois aller au désespoir, comme le montre cet extrait du chapitre dix-huit : « On n’a pas le droit de faire ça à un chien… Je ne pense pas à Batka. Je pense à nous tous. Qui donc nous a fait ça ? Qui donc a fait ça de nous ? Ne venez pas me parler de société, c’est la nature même de notre cerveau qui est en cause. La société n’est qu’un élément du diagnostic. »
Néanmoins il temporise, tout au long du roman d’ailleurs, ainsi quand un extrémiste noir lui fait perdre ses nerfs, mais pas son franc-parler, d’autres interlocuteurs, plus réfléchis, lui permettent de regagner espoir.
C’est justement ici que se trouve la clé de voûte de l’étude de Romain Gary concernant les droits civiques ; ce n’est pas un hasard si Bobby Kennedy [4], pourtant hyper-conservateur à ses débuts, s’était attaché à cette cause. Il avait compris que le mal qui rongeait l’Amérique était le manque d’éducation, manque encore plus prononcé chez les populations les plus démunies, comme celles du sud de l’Amérique, où les relent ségrégationnistes persistaient et la déscolarisation s’accompagnait du manque de nourriture.
Ainsi pour répondre à l’introduction, en même temps qu’à l’extrait en début de seconde partie, la meilleure réponse serait de sublimer ce qui nous oppose par la recherche de connaissances en vue de bâtir un avenir commun, où tout le monde aurait une figure à laquelle se référer afin de conserver sa dignité.
C’est une tâche ardue, surtout lorsqu’à la fin du livre le héros constate que le white dog est devenu un black dog : dans sa trahison, Keys a en effet retourné le chien contre ses précédents maîtres, dans un plaisir sadique de revanche, le héros est alors tenté d’abandonner la cause.
Néanmoins les figures du révérend Jess Jackson, de Ballard et d’autres, notamment des leaders charismatiques, le maintiennent dans l’espoir qu’une communauté de gens éclairés peut parvenir à adoucir les différends qui divisent les sociétés, et cela par le biais de l’éducation, de la transmission et, enfin, de l’échange bienveillant entre les différentes communautés.
Gaspard Rambel
[1] : https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070182947-chien-blanc-romain-gary/
[2] : https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/492
[3] : https://ici.radio-canada.ca/actualite/zonelibre/03-11/kennedy.html
[4] : https://www.lexpress.fr/monde/amerique/dans-les-archives-robert-kennedy-aout-1967-l-amerique-ne-voit-pas-ses-pauvres-2-6_2130222.html