La beauté est subjective, mais souvent partagée. Les cités s’érigent, se modèlent, s’accroissent, mais que faut-il pour qu’elles constituent des lieux de vie pour tout un chacun ? Nous le décelons bien : de la même manière qu’un intérieur bien aménagé est agréable, un extérieur le sera tout autant. Doit-il être beau ? Doit-il être fonctionnel ? En effet la beauté urbaine a ceci de particulier qu’elle doit être destinée tant à l’individu, qu’à un collectif d’individus. Le moteur de cette beauté, le décideur, doit donc être identifié et légitimé pour recevoir l’aval nécessaire de ceux qui en seront les destinataires.
Entre le Japon et la France, il y a des milliers de kilomètres. Néanmoins, grâce au prisme de la culture et des pratiques urbaines, nous sommes à la fois lointains mais si proches. Historiquement, la France a une tendance très nette au dirigisme public urbain (au moins depuis les travaux haussmanniens du XIXe siècle). Cependant comme les rues et les grands boulevards parisiens le démontrent aussi, la vision française de l’urbanisme s’articule autour de la beauté. Le Japon quant à lui est connu pour s’être inspiré de l’Europe occidentale et particulièrement de la France depuis l’ère Meiji. Toutefois les ressemblances s’estompent à l’endroit du libéralisme urbain. La morphologie urbaine se réalise entre les mains de personnes privées, qu’elles soient de grandes entreprises ferroviaires, qui par leurs implantations de gares créent des quartiers, ou qu’elles soient des individus, qui par leurs choix architecturaux créent une beauté de l’immeuble en lui-même.
Les lignes qui suivent proposent donc de poser l’esquisse de ce qui nous réunit et ce qui nous éloigne dans notre conception et notre mise en œuvre de l’idée de beauté. Celle-ci s’analyse sous l’angle macroscopique avec l’idée de planification urbaine au niveau de la ville et de ses quartiers (I) et s’analyse sous l’angle microscopique avec l’idée d’autorisations d’urbanisme au niveau de l’immeuble (II).
I) La beauté urbaine macroscopique
Le paysage urbain, entre artificiel et naturel
La beauté urbaine se traduit juridiquement par la notion de paysage (loi de 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages en France). Cependant dès 1919, avec la très célèbre loi Cornudet, le droit nous parle de « plans d’embellissement » des villes. Ildefonso Cerdà, le créateur en personne du terme « urbanisme » valorisait également cette beauté paysagère de la ville qui donna naissance à l’actuelle Barcelone [1] . Parallèlement, au Japon, la première loi d’urbanisme en 1919 était-elle aussi relative à la protection des monuments historiques. Elle se traduit aujourd’hui par la loi sur la protection des biens culturels promulguée en 1950. Mais, comme Augustin Berque l’affirmait, les Japonais se sont très rapidement éloignés de cet attrait occidental pour les grandes perspectives et leurs symétries : la beauté japonaise architecturale est incomplète et asymétrique. Pour ainsi dire, cette beauté urbaine nippone se veut bien plus ancrée dans la lignée du naturel combiné au désordonné. Si la nature est chaos, la ville doit être chaos. A contrario l’Occidental, à travers ses beaux-arts, vise le bel arrangement, l’ordonnancement, l’unification du bâti et du non-bâti autour de l’idée calculée, artificialisée de beauté. Il n’est qu’à comparer le jardin à la française à l’art floral japonais de l’ikebana pour s’en convaincre.
La loi japonaise sur les paysages indique sa raison d’être dans son article premier : créer des lieux de vie confortables à travers la formation de bons paysages urbains et ruraux afin d’embellir la vie des citoyens [2]. Plus encore, l’article suivant nous résume la philosophie adoptée : le bon paysage est celui résultant de l’harmonie entre la nature, l’histoire, la culture d’une zone ainsi qu’avec les activités économiques s’y déroulant. Rien de tout cela dans les dispositions légales françaises. Si la protection du paysage urbain se situe en filigranes dans les premiers textes relatifs à l’urbanisme, ce n’est qu’avec la loi de 1993 que le paysage est intégré dans les zones de protection du patrimoine architectural et urbain (ZPPAU devenant ZPPAUP). Mais le premier texte à se pencher sur une fonction du paysage urbain est un décret du 11 avril 1994 : « l’intérêt est établi notamment selon des critères : d’unité et de cohérence, de richesse particulière en matière de patrimoine (déterminé au niveau national puisqu’il s’agit du patrimoine de la nation) ou comme témoin de modes de vie et d’habitat ou d’activités et de traditions industrielles, artisanales, agricoles et forestières ». De nombreux textes ultérieurs viendront renforcer la prise en compte du paysage urbain tant en France qu’au Japon, tant au niveau central qu’au niveau local. Nous le verrons, l’échelon le plus pertinent pour sélectionner le beau est l’échelon local (cf. infra).
Dès lors, ces deux cultures s’entendent sur l’intérêt du paysage urbain dans le cadre des politiques locales d’urbanisme. Le paysage urbain est une notion qui cherche à trouver un équilibre entre des impératifs parfois antinomiques. Mais une différence se profile : la France vise l’unité et la cohérence, le Japon vise l’harmonie du paysage urbain. Comment l’interpréter ?
La planification du paysage urbain, entre dirigisme et laisser-faire
La planification suppose une réflexion préalable afin d’établir un plan d’action sur des échelles plus ou moins longues. Et l’urbanisme, loin d’y être hermétique, est un lieu d’épanouissement du plan. En France comme au Japon, le plan d’urbanisme s’est développé jusqu’à nos jours : le plan local d’urbanisme (PLU) en France, au Japon on parle de master plan. S’ils remplissent des fonctions similaires, l’idéologie des rédacteurs est bien différente. Il est aisé pour un Français de comprendre le sentiment unitaire de notre nation, mais aussi le dirigisme étatique de nos élus. Universitaires et professionnels s’accordent sur ce point : il y a beaucoup, parfois trop, encadrement. Les PLU n’en finissent plus d’étaler leurs prescriptions. La couleur, les mètres et les centimètres, la matière, le gabarit, les usages, tout est scrupuleusement réglementé afin de créer LE meilleur paysage urbain. Ce dirigisme public s’exprime donc tant avec l’urbanisme réglementaire foisonnant (celui qui fixe les règles que tout un chacun devra respecter) qu’avec l’urbanisme opérationnel (celui mettant en œuvre un projet urbain public) restructurant des quartiers pour des fins d’intérêt général.
Le Japon se construit autour d’une idée différente : le libéralisme. Certes les plans existent, mais les Japonais s’inscrivent dans un libéralisme économique se traduisant aussi en urbanisme. Le paysage urbain se forme au gré des dérogations multiples qu’offre le droit de l’urbanisme. Non seulement des personnes privées (surtout des entreprises) peuvent proposer aux autorités des plans de secteur prêts à être promulgués, mais elles peuvent aussi obtenir des dérogations pour augmenter la densité urbaine d’une zone. Ce dernier aspect a est intéressant en ce sens que, comme anciennement en France, le transfert de coefficient d’occupation des sols peut être utilisé pour construire des bâtiments toujours plus haut. L’innovation réside dans la possibilité offerte aux promoteurs de déroger aux limites de hauteur des buildings s’ils se proposent de créer des espaces ouverts publics (jardins et parcs) sur le sol de leur parcelle cadastrale [3] . D’une manière générale donc, les plans d’urbanisme et leur mise en œuvre au Japon sont le reflet d’une idéologie libérale de confiance envers les bénéficiaires des paysages urbains.
Ainsi, la tentation dirigiste et unilatérale française se retranscrit sur l’aménagement urbain, la marge de manœuvre laissée à la sphère privée est si réduite que nous observons une beauté unifiée par le pinceau public. L’intérêt général volontariste est à l’œuvre. Le Japon s’inscrit bien plus dans une philosophie d’intérêt général, à conception ordo-libérale. Si les mouvements actuels de participation citoyenne aux choix urbains se développent, cela n’ira jamais jusqu’à desserrer l’étau administratif sur la détermination du paysage urbain.
II – La beauté urbaine microscopique
La beauté de l’immeuble par référence à la beauté du quartier
De la même façon que l’humain vit en communauté, un immeuble est une partie importante d’un quartier. Comment se faire accepter par son groupe ? À cela, la France préfère l’uniformité. Cette uniformité est mise en œuvre par l’autorité du maire en sa commune. Le code de l’urbanisme prévoit ainsi, dans le règlement national d’urbanisme, que le projet d’un constructeur peut être refusé « si les constructions, par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l’aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier, sont de nature à porter atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains ainsi qu’à la conservation des perspectives monumentales » [4].
Cela constitue un immense pouvoir entre les mains des maires de France. Même en présence d’un PLU, le maire pourra refuser toute construction sur ce fondement qui est d’ordre public [5]. Comment définir le caractère ou l’intérêt des lieux avoisinants ? Après tout, toute construction est par nature porteuse d’atteinte aux sites, paysages naturels ou urbains puisqu’elle s’insère dans un groupe. Pire encore, le juge n’exerce qu’un contrôle réduit sur l’erreur manifeste d’appréciation du maire qui refuserait le projet de construction [6].
Autrement dit, seule une appréciation particulièrement délétère du maire serait illégale : il détermine donc par principe comment est aménagé les différents quartiers d’une ville dans laquelle s’insère les bâtiments.
Au Japon, la beauté du quartier fait l’objet de plans paysagés prévus par la loi sur le paysage précitée. Son article 11 permet même à des propriétaires, ou locataires, de proposer à la collectivité des plans ou des modifications de plans paysagers déjà rédigés et dessinés afin qu’ils entrent en vigueur sur leur quartier. Ce même texte introduit le Conseil des paysages : organe public déterminant plus précisément les caractères paysagers propres des quartiers urbains. Ce conseil composé d’élus, mais aussi de membres de la société civile, recevra notification des projets de construction qui pourraient attenter à ces paysages. Mais là ou le droit japonais est plus conciliant, c’est qu’il organise une négociation entre le constructeur et le conseil afin que chacun puisse trouver un accord.
Ici peut-être sommes-nous au cœur la problématique de cet article : l’harmonisation suppose un rapprochement ainsi qu’une cohabitation des points de vue. L’unification suppose un unificateur légitime qui concilie les différentes parties afin d’améliorer l’urbanisme des villes. Ainsi, si la beauté du quartier se détermine à des échéances de moyen terme en France (avec les modifications et révisions de PLU), la beauté du quartier japonais peut varier avec souplesse au gré des négociations et des dérogations, ce qui la rend adaptative.
La beauté de l’immeuble par référence à sa seule beauté
Au bout de notre logique se situe l’immeuble, l’unité à partir de laquelle démarre tout paysage urbain, la première pierre de notre édifice. Haussmann déjà imposait aux Parisiens de nombreuses prescriptions architecturales. Du nombre d’étages, des types de balcons, jusqu’à l’inclinaison des toits parisiens, ce dirigisme poussé jusqu’aux moindres recoins de nos bâtiments mène à l’unification presque totale des immeubles. On peut retrouver la même méthode à Barcelone où tous les immeubles sont presque identiques puisqu’issus du projet d’Ildefonso Cerdà.
Les PLU en France vont donc jusqu’à la détermination de l’apparence des immeubles. Car si l’intérieur est privé par principe, l’extérieur est visible par tout un chacun. Nombreux sont les auteurs et professionnels qui dénoncent cela : pourquoi 11,2 mètres et pas 11,3 mètres ? Pourquoi un bleu Majorelle et pas un bleu Klein ? Le code de l’urbanisme n’impose pourtant rien de cela : la seule disposition réglementaire obligatoire du PLU se situe à l’endroit du zonage (zone urbaine, à urbaniser, agricole et naturelle) et de l’affectation des sols et de leurs usages. Tout le reste est facultatif. Alors, certes, les citoyens Français s’étonnerait de voir un bâtiment de 50 étages surplombant un petit hameau de montagne, néanmoins la rigidité des règles locales est telle que la marge de manœuvre est presque inexistante. Les architectes travaillent avec des modèles « passe-partout », l’innovation n’a plus lieu d’être. La beauté n’est plus de leur ressort.
Au Japon, le passant se laissera toujours surprendre par l’originalité des devantures et par le caractère improbable de certains immeubles. La règle est beaucoup moins lourde et la créativité beaucoup plus libre Les restrictions liées à l’immeuble sont principalement d’ordre sécuritaire, et sur ce point il est vrai, le Japon est très normatif : normes antifeu, antisismiques, antitsunami… Il est également très restrictif près des lieux de culte ou encore dans des villes bien spécifiques comme à Kyoto qui bénéficie d’une protection telle qu’elle s’en asphyxie. Mais la liberté des constructeurs est préservée dans toute autre situation.
L’émulation des idées et de la créativité s’articule autour de l’immeuble et crée ainsi une atmosphère dans le quartier. Le cumul des spécificités produit un quartier unique dans une logique bottom-up. L’ordre reste assuré par l’autorité, mais dans le respect de la liberté des propriétaires. La beauté de nos paysages urbains n’est finalement que le résultat de la marge de manœuvre que nous souhaitons garder dans la liberté la plus essentielle qu’est la propriété.
Cassandro Cancellara
1 : Ildefonso Cerdà, La théorie générale de l’urbanisation, éd. Les éditions de l’imprimeur, 2005
2 : Loi no 110 du 18 juin 2004 relative au paysage.
3 : V. en ce sens : loi no 100 du 15 juin 1968
4 : Code de l’urbanisme, article R. 111-27
5 : CAA Bordeaux, 29 juin 2017, SASU G1, no 15BX02459
6 : CE 25 oct. 2018, no 412542