Théodore Géricault (1791-1824 ), Tigre royal couché au bord d’un ruisseau, huile sur toile, 54 x 71, 6 cm, 1820-1822, Paris
Le gilet est à peine froissé lorsque William Blake revient nous habiller de ses vers.
Se parant de ses textes qui flottent au-dessus des hommes depuis deux siècles, il aura touché à presque tous les arts : la peinture, la gravure, mais ici, c’est à la plume du poète que nous nous intéressons.
Ce n’est pas un hasard si la question de l’animalité et de son rapport avec les comportements humains, le déterminisme notamment, est très présente dans son poème Le Tigre, publié en 1794 [1]. William Blake appartient au mouvement préromantique anglais : parmi les notions qui le définissent, se trouve au premier plan l’exaltation du sentiment de la nature.
La question qui se pose ici est de savoir de quelle manière le portrait de cet animal se rapproche de celui de l’homme.
Le tigre et l’agneau : la passion ou la raison
En règle générale, les philosophes sont d’accord pour dire que ce qui différencie l’être humain de l’animal est l’absence de conscience, ce que Pascal appelle « sa propre finitude », ainsi que l’usage de la parole.
Pourtant, W. Blake tisse des ponts entre l’ensemble des autres éléments qui nous unissent, il se sert pour cela de la figure du tigre et de l’agneau. Le premier est censé représenter la force alliée à la beauté, quand le second symbolise la faiblesse et la fragilité. Sa raison se trouve dans le fait qu’il a la modestie de reconnaître sa propre vulnérabilité, et de se concentrer sur ce qui est à sa portée.
William Blake choisit de donner au tigre les attributs physiques dont l’être humain dispose : mains, yeux, cœur, et cerveau. Dès le premier quatrain, on peut lire les deux vers ci-dessous :
[…]
« Quelle main, quel œil immortel,
Osèrent fabriquer ton effrayante symétrie ? »
E. Blake a donc choisi de faire de son tigre une créature belle et féroce à la fois.
Sur le plan philosophique, il nous ramène à la notion de surhomme et à la volonté de puissance que professe F. Nietzsche dans son essai Ainsi parlait Zarathoustra [2]. Ce qui est intéressant ici, c’est cette volonté n’est pas recherchée mais imposée : imposée par son physique et par sa force. Ici, nous rejoignons la notion de déterminisme.
Partant de ce postulat, le tigre rejoint ainsi le mythe de la beauté et de la jeunesse éternelle, thème qui nourrit l’inspiration des artistes depuis la Vénus de Willendorf jusqu’à celle de Vilgeniy Melnikov [3].
En ce qui concerne l’agneau, là encore, le déterminisme joue un rôle important, son comportement étant dicté par sa nature. Mais est-ce un choix purement instinctif ou y a-t-il une place pour le libre arbitre ? Nous nous poserons également cette question pour le tigre et l’individu.
De la monstruosité du tigre à celle de l’individu
Dans son cinquième quatrain, il compare ensuite le tigre à un monstre : « Quelle fournaise forgea ton cerveau ? ».
Ici le poète fait alors écho au penchant malsain que chacun porte en soi, et dont le seul moyen de s’en débarrasser est d’atteindre le « juste milieu existentiel ». Si l’on s’en réfère au philosophe Pascal, porte-drapeau de la raison avant d’être celui de la foi, on retrouve cette idée dans sa fameuse citation : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. ».
William Blake articule cette pensée un peu plus loin dans le poème lorsqu’il indique que celui qui a donné la force au tigre est le même qui a rendu l’agneau faible, soulignant ainsi que, bien que leurs particularités soient différentes, ces deux animaux sortent de la même matrice.
Cette notion de monstruosité est récurrente dans l’Histoire, au gré des civilisations et des siècles, et en cela, le tigre se confond encore un peu plus avec le caractère parfois cruel que peut adopter un individu au sein de la société.
Combien de dictateurs, de guerres, ont révélé le côté bestial que chacun peut être amené à développer lorsque le législateur n’est plus l’usufruitier des mœurs à adopter ?
Pourtant le tigre, comme l’individu, peut tourner ce feu qui le dévore en un feu qui l’éclaire.
Volonté de puissance qui peut se traduire en volonté de connaissances et de transmission
Néanmoins le tigre a une chance de faire éclore du feu la connaissance, et non la violence, comme nous le laisse penser l’auteur dans les deux vers ci-après :
« Tigre, Tigre ! ton éclair luit
Dans les forêts de la nuit, »
[…]
En effet, on peut dire que cet « éclair qui luit » peut transformer cette « effrayante symétrie » en incroyable rigueur dans la quête de connaissances, et que « les forêts de la nuit » constituent l’obscurantisme auquel il devra se confronter afin d’atteindre ce but.
Une fois cela effectué, il pourra alors transmettre son érudition aux autres tigres afin d’atteindre la concorde avec l’agneau.
On peut aussi imaginer qu’ils se consultent ensuite afin de prendre le meilleur l’un de l’autre, comme dans nos sociétés démocratiques où se pratique le débat.
Dans une visée pascalienne, l’agneau est comme le roseau qui flanche mais ne rompt pas, il se limite à ce que la nature lui a donné et s’en complait dans une sorte de bonheur, certes à quelques égards naïfs, mais qui est marqué du sceau de la sérénité.
À l’inverse, le tigre est une sorte de néant qui absorbe le chaos avant de trébucher sur lui-même. Dans ses Pensées[4], publié en 1670, B. Pascal indique que « tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. ».
Cette citation permet ainsi de conclure l’analyse du poème et de répondre à la question posée en introduction. Le lecteur a deux choix : adopter l’attitude de l’homme sage — au sens premier et non dévoyé du terme — et suivre la raison, ou bien se laisser dominer par ses passions, à l’image du tigre. Il peut aussi choisir, de manière non-manichéenne, de prendre le meilleur de ce qui caractérise ces deux animaux afin de s’améliorer en tant qu’individu.
Les différentes phases de notre existence, les fluctuations historiques, nous ferons pencher tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, si bien que la réponse que chacun y apportera dépendra de la question que l’existence lui pose au moment où il lira ces lignes.
Gaspard Rambel
1 : https://www.vagabond-des-etoiles.com/litterature/le-tigre-william-blake/
2 : Poème philosophique de Friedrich Nietzsche, publié en plusieurs volumes entre 1883 et 1885
3 : Beauté iconique : la représentation de Vénus dans l’histoire de l’art, site Internet culturel, www.artmajeur.com
4 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9607935r/f24.item