Taras Grigorievich Shevchenko (1814-1861) que l’on surnomme le « Grand Kobzar », ce qui signifie le « Barde itinérant », est le poète le plus populaire d’Ukraine ; il est né dans le village de Morintsy, actuellement situé dans la région de Kiev, il faisait partie d’une famille de serfs. À l’âgel’age de 11 ans il devient orphelin, il quitte ensuite l’Ukraine à 17 ans lorsque Pavel Engelhard l’embauche pour venir travailler à Saint-Pétersbourg. On peut dire que c’est à partir de cette période qu’il commence à se faire un nom, puisqu’il y rencontre de nombreuses personnalités qui, comme lui, s’intéressent à la peinture et la poésie.
Artiste multi-casquettes, il a notamment peint plus de 1 300 toiles, qui s’inscrivent dans le mouvement romantique, mais c’est bien grâce à ses poèmes qu’il a connu le succès. Il les écrivait comme on peint une toile, chaque mot avait le reflet d’un ton, ce ton inspirait une émotion, l’interrogation prenait alors le relais vers une idée qui germait peu à peu dans le cerveau des lecteurs ukrainiens, à savoir obtenir un pays indépendant de l’empire des tsars, comme le montre un extrait de son poème « Testament » ci-dessous :
« (…) Quand je mourrai, enterrez-moi
Dans une tombe au milieu de la steppe
De ma chère Ukraine,
De façon que je puisse voir l’étendue des champs,
Le Dniéper et ses rochers,
Que je puisse entendre
Son mugissement puissant.
Et quand il emportera de l’Ukraine
Vers la mer bleue
Le sang des ennemis, alors
Je quitterais les prairies et les montagnes
Et m’envolerai
Vers Dieu lui-même
Pour lui offrir mes prières
Mais jusque-là
Je ne connais pas de Dieu !
Enterrez-moi et debout ! [1] (…) »
Exilé du cadre familial par la force des choses, de sa liberté par le servage, puis de son pays pour des raisons politiques, on peut se demander comment les rêves, qui nourrissent chaque auteur, ne décident-ils pas de prendre eux aussi le large lorsque l’individu ne dispose plus de son libre arbitre, et qu’il est tributaire de la volonté d’un pouvoir qui censure ses écrits.
L’exil comme affranchissement
Shevchenko n’a passé en tout et pour tout qu’un tiers de sa vie en Ukraine. Il est resté dans le servage jusqu’à l’âge de 24 ans, ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre son apprentissage durant quatre ans en compagnie du peintre Chiriaïev. Taras Schevchenko esquisse les statues des jardins impériaux de la capitale russe de l’époque. Il fait aussi la connaissance de nombreux artistes. Grâce à eux, il peut rencontrer Karl Bryullov, et avec l’aide du poète Vasily Joukosvski ils organisent un stratagème pour lui redonner sa liberté : Byrullov a peint un portrait de Joukosvski [2], considéré comme le précurseur du romantisme russe, puis l’a vendu pour 2 500 roubles ce qui a permis à Shevchenko de s’affranchir le 5 mai 1838.
Certains disent que le propriétaire du tableau aurait fait en sorte de peser sur la décision de l’administration, concernant l’affranchissement du Grand Kobzar, thèse qui semble correspondre à la réalité, puisque le poète lui dédiera un poème nommé « Kateryna » [3] qu’il illustrera avec une peinture du même nom et de sa propre création. Cette toile est restée dans la postérité puisqu’elle représente l’une des œuvres la plus symbolique de la peinture ukrainienne, on peut y apercevoir une femme en habit traditionnel [4]. Fait intéressant, cette tenue, ainsi que la manière de la porter, est diffusée jusqu’à ce jour sur les écrans dans les trains qui sillonnent l’Ukraine.
S’ensuit alors une période de relative tranquillité qui lui permet de s’inscrire à l’Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, il en sort diplômé à 29 ans. Shevchenko publiera en 1840 son premier recueil qui lui vaudra son surnom « Le Barde », œuvre composée de huit poèmes.
À la même période il effectue de nombreux voyages en Ukraine afin de rendre visite à son entourage, et de transmettre à la Commission d’archéologie de Kyiv [5] des tableaux de monuments historiques et culturels. Pendant ces voyages, sa prise de position pour une Ukraine indépendante se fait de plus en plus affirmée, ses pérégrinations donnent lieu à la publication d’un nouveau recueil de poèmes en 1846 qu’il nommera « Try lita » – « Trois ans » – cette fois il s’en prend directement au pouvoir impérial, outré par l’oppression tsariste et la tentative d’effacement de l’identité ukrainienne.
La même année il rejoindra une société politique secrète [6] afin de militer pour l’abolition du servage, les membres s’appellent frères entre eux et comme tous les autres, il sera arrêté en avril 1847 puis emprisonné.
C’est à partir de ce moment que l’on peut dire qu’il y a une scission dans son exil, le premier l’ayant affranchi du servage et l’ayant doté d’une capacité de réflexion personnelle, celle-ci fatalement lui aura également ouvert les yeux sur le besoin d’indépendance de l’Ukraine, avec tous les risques que cela comporte.
L’exil imposé, ou comment transformer la contrainte en sublimation grâce aux mots
Dans ses poèmes il parlait de son rêve d’une Ukraine qui existe en tant qu’État séparé :
« (…) Ce qui m’importe réellement
C’est de constater qu’un ennemi ignoble
Endort, dérobe et consume l’Ukraine
La volant et la violant…
Ô, comme cela m’importe ! » [7]
Dans l’exil d’Orenbourg, près de la mer Caspienne, il est placé dans l’un des régiments les plus favorables au tsar, interdiction lui est faite de se livrer à un quelconque travail créatif. Néanmoins c’était sans compter sur sa volonté car il ignorera cette injonction, et c’est justement pendant cette période qu’il écrira la majeure partie de son œuvre. Il consigne ses écrits dans différents carnets qu’il cache dans ses bottes, on peut d’ailleurs les voir au musée de Kyiv. Ici on peut faire un parallèle avec Victor Hugo et ses œuvres maîtresses [8] : « Les Misérables », « Les Travailleurs de la mer », « L’Homme qui rit », rédigées elles aussi durant son exil, et sous le règne d’un empereur également.
Il n’est autorisé à rentrer en Ukraine qu’en 1859 à l’âge de 45 ans, là encore il sera interrogé, puis arrêté, avant d’être renvoyé à Saint-Pétersbourg où il restera sous surveillance jusqu’à sa mort.
Il décédera deux ans plus tard dans cette même ville. À la fin de sa vie il avait créé son propre alphabet ukrainien, comme pour tordre le cou aux autres alphabets cyrilliques, et pousser son exil jusque dans l’emploi de la langue.
Durant ses 47 ans de vie, Shevchenko aura connu 34 ans de captivité : 24 ans de servage et 10 autres d’exil. Ses restes ont été transférés à Kaniv, selon ses vœux, dans une chapelle qui occupe les hauteurs d’une colline surplombant le Dniepro. Cet endroit est un lieu de pèlerinage pour les Ukrainiens et tous les amoureux de la liberté.
Une légende tenace, que j’ai pu vérifier auprès des habitants ukrainiens, jeunes ou moins jeunes, voudrait que l’esprit de Taras Shevchenko ne soit pas mort, et qu’il attendrait le bon moment pour garantir l’indépendance aux habitants, comme une sorte d’arlésienne, un être mystique et héroïque ; cette prophétie fait écho à l’actualité et nombreux sont ceux à y croire.
Le Grand Kobzar s’est affranchi de tout, du servage, de l’exil qu’il a parvenu à sublimer, de l’oppression en continuant son œuvre, de la langue en créant son alphabet et enfin de la mort, son nom étant visible partout dans les parcs en Ukraine.
Vers l’infini et Mercure
Il est intéressant de constater que celui dont l’empire des tsars s’était évertué à faire taire soit désormais présent partout dans le monde, possède plus de 1 100 monuments à son nom, dont 99 situés dans 44 pays, record absolu à ce jour.
Autre facétie de l’histoire, qui n’est pas avare en matière de railleries lorsque le passé a puni ses meilleurs sujets, il a désormais son nom inscrit dans l’un des cratères de la planète Mercure [9], à côté du grand Victor Hugo, ainsi que les virtuoses de la musique comme Mozart, Berlioz ou encore un autre grand nom de la poésie : Pouchkine.
L’exil comme punition peut se métamorphoser en sublimation par le biais de l’écriture, comme si chaque mot délestait les fers de la censure du poids lénifiant de la surveillance, mais l’Histoire range toujours ses héros à leurs justes places afin de balayer les erreurs du passé. Il n’y a pas une ville en Ukraine, un parc, un monument qui ne porte pas son nom.
En écrivant ces dernières lignes, dans le jardin Taras Schevchenko d’Odessa, où l’on peut entendre les vagues caresser nos oreilles et avoir une vue sur la mer, me vient cette pensée : l’exil, voulu ou contraint, est comme une porte ouverte vers l’infini, où la vision des rêves futurs se conjugue au fur et à mesure des jours au présent, à défaut d’être palpable sur le moment.
Gaspard Rambel
1 : https://lettres-histoire.ac-versailles.fr/IMG/pdf/poesie_et_exil.pdf
2 : https://www.universalis.fr/encyclopedie/vassili-andreievitch-joukovski/
3 : https://shron3.chtyvo.org.ua/Shevchenko/Kobzar_2015_frants.pdf?
4 : https://taras-shevchenko.storinka.org/catherine-painting-by-taras-shevchenko.html
5 : https://shron3.chtyvo.org.ua/Shevchenko/Tarass_Chevtchenko_fr.pdf?
6 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/taras-chevtchenko-figure-adulee-de-la-nation-ukrainienne-6208208
7 : https://lettres-histoire.ac-versailles.fr/IMG/pdf/poesie_et_exil.pdf
8 : https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/dans-sa-demeure-de-guernesey-victor-hugo-a-ecrit-ses-chefs-d-oeuvre_3291009.html
9 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_crat%C3%A8res_de_Mercure
Œuvres :
- 1840 : Kobzar
- « Mes pensées » ;
- Le kobzar errant ;
- Kateryna ;
- Le Peuplier ;
- Une pensée ;
- À Osnovianenko ;
- Ivan Pidkova ;
- La Nuit de Taras
- 1841 : Les Haïdamaques
- 1844: Le Rêve ; La Servante ; Le Caucase :
- L’Hérétique ;
- Le Testament, son plus célèbre poème ;
- Trois ans
- 1845 : Trois ans
- 1848 : Les Rois
- 1856 : L’Artiste
- 1857 : Les Néophytes
- 1858 : Ira Aldridge, pastel
- Portait du célèbre acteur américain Ira Aldridge.