Marguerite Duras : La douleur du manque, le revers de la passion amoureuse.

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En 1985, Marguerite Duras publiait un bref roman autobiographique aujourd’hui connu de tous : La Douleur.

Thème récurrent dans son œuvre, puisque déjà dans L’Amant, elle évoquait le déchirement d’un amour impossible entre l’adolescente expatriée qu’elle était et un millionnaire chinois durant la guerre d’Indochine.

Sous la forme d’un journal intime, l’auteure de Moderato Cantabile y dépeignait l’angoisse de l’incertitude quant au sort réservé à son mari, Robert Antelme, prisonnier à Compiègne puis déporté à Dachau durant l’été 1944.

Tout au long du récit, Marguerite Duras déifie son amour pour Robert en érigeant ce qu’elle présente comme une succession de cahiers retrouvés par mégarde en élégie du manque, versant le moins reluisant, mais le plus fiévreux de la passion amoureuse.

Et à bien y regarder, la passion du latin passio , signifiant « souffrance », porte déjà dans son étymologie la fatalité du destin de celui qui la vit, Marguerite Duras y comprise.

Du compromis au désespoir

La douleur, comme son nom l’indique, est un long cheminement, ici divisée en deux parties distinctes : la première où la narratrice se bat corps et âme pour sauver son mari, et la seconde, marquée par l’abattement physique et moral qu’elle subit.

D’abord combative, Marguerite Duras n’hésite pas à user de son charme pour multiplier les rendez-vous avec Rabier, policier qui a arrêté son mari, dans l’espoir d’obtenir de précieuses nouvelles. L’auteure de Emily L défie les lois de la morale pour se donner l’illusion de ne pas être totalement séparée de l’homme qu’elle aime, et ainsi cultiver l’espoir de le retrouver. Dans le brouillard que lui confère ce marchandage, la jeune femme ne se rend pas compte que Rabier profite de la situation pour perpétuer cette relation adultérine. Ce dernier n’hésitant pas à lui promettre des informations contre un tête-à-tête dans un restaurant clandestin, ou de transmettre un colis contre un passage dans sa garçonnière. Puis vinrent la libération, la fuite de Rabier, et la fin de l’espérance pour l’auteure. Si une part d’elle-même savait que le policier se jouait d’elle et ignorait tout du sort de Robert, leurs entrevues demeuraient néanmoins sources d’espoir. À force de voir arriver les prisonniers au Centre d’Orsay et d’attendre vainement de voir le nom de Robert Antelme s’ajouter à celles des survivants, la jeune femme se laisse totalement ensevelir par le chagrin. Les désordres physiques s’ajoutent aux maux nerveux, la douleur est alors totale.

Le deuil de l’amour perdu

Dans l’épreuve qu’elle traverse, l’auteure de L’Amant peut compter sur Dionys , membre de son réseau de résistance, mais aussi ami de Robert qui, peu à peu, deviendra son confident. Si celui-ci désapprouve le jeu interdit que joue la jeune femme avec Rabier, il finira par l’accepter, comprenant que sa protégée en a besoin pour continuer à vivre.

Quand cette dernière s’enfonce dans la dépression, Dionys la veille comme il le ferait avec un nouveau-né, la faisant manger et l’aidant à s’habiller lorsque ses forces lui font défaut.

La passion qu’éprouve Marguerite Duras pour Robert Anthelme prend des allures sacrificielles et l’emmène tout doucement à faire le deuil de son mariage. Le deuil ici étant l’affliction sévère qui ronge la jeune femme depuis que l’arrestation de son mari, ce n’est que grâce à l’intervention d’autres hommes qu’elle ne cède pas à la tentation de rejoindre son mari dans les méandres de l’Histoire, en commettant l’imprudence qui lui vaudrait de noircir de son nom un énième monument aux Morts. Rabier lui a donné l’illusion de combler ce poison mortel qu’est le manque de l’être aimé et a temporairement calmé l’angoisse de sa possible mort. Dionys a su tout mettre en œuvre pour que ses rendez-vous avec le policier se passent au mieux, quitte à se porter garant de la bonne foi de la jeune femme auprès de Morland , chef du réseau, et de veiller sur elle lorsque la santé l’a abandonnée.

Tous deux ont en commun la même vision de la passion amoureuse qu’ils associent, à juste titre, à l’abnégation. II n’en faut pas plus pour que le rapprochement s’effectue.

L’absence a ses raisons que la passion ignore. Le temps rend flous les traits de celui qu’auparavant on adorait, et balaie les plus beaux souvenirs comme la mer rejette le sable. Petit à petit, le visage de Dionys se superpose à celui de Robert, et l’attente se fait moins lancinante.

La nuit où Marguerite Duras et Dionys font l’amour pour la première fois réveille un fantôme sournoisement effacé des esprits : la libération qui vide les camps a laissé de côté les prisonniers les plus intransportables. Robert n’est pas mort ; il est toujours à Dachau, dans un état critique.

Dionys et François Mitterrand se chargent de le ramener à Paris, empruntent une voiture et s’en vont dans la nuit. Laissée seule avec ses remords, Marguerite Duras se retrouve face à elle-même. Comme l’exigent les codes du Nouveau Roman , les monologues intérieurs de la jeune femme prennent le pas sur ce qu’il se joue en Allemagne. Même si elle aime toujours Robert, elle est aujourd’hui amoureuse de Dionys. La tendresse d’un époux dont on ne se souvient plus de l’odeur du parfum peut-elle supplanter la passion des premières fois ? Par tous les sacrifices qu’il a faits pour elle, Dionys lui a prouvé plus d’une fois son amour. Mais quitter Robert au moment où il a le plus besoin d’elle ne serait-ce pas là le péché suprême ?

L’amant ou le mari ?

Sans le vouloir, Marguerite Duras a subi toutes les étapes du deuil amoureux : le déni, le marchandage, la dépression et le renouveau. Sans compter que le Robert retrouvé n’a plus grand-chose à voir avec celui pour qui elle était capable de toutes les folies. L’homme qu’elle aimait est « mort » à Dachau, son engagement a été exterminé par la cruauté nazie, et son aura détruit par la malnutrition et la maladie. Désormais, c’est avec Dionys qu’elle se projette. Dans l’épilogue sur la plage, lorsqu’elle contemple les deux hommes allongés au soleil, elle comprend que si Robert lui rappelle cette douleur qui fut la sienne durant la guerre, Dionys incarne l’avenir, la vie d’après, et c’est naturellement qu’elle l’imagine comme le père de son futur enfant. Une passion nouvelle est en train de naître en elle, reposant non plus sur le manque, mais sur la promiscuité qu’engendre la symbiose créée dans l’adversité.

Il va sans dire que si la passion amoureuse a largement été traitée comme étrangère dans l’histoire de la littérature française, Marguerite Duras aura su la raconter dans L’Amant pour mieux la transcender dans La Douleur.

Mélanie Gaudry