Odessa : la ligne rouge ?

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Fondée en 1794 par Catherine II avec l’aide du duc de Richelieu, l’un des bâtisseurs de la ville actuelle, la région d’Odessa[1] est une terre multiculturelle et multiethnique de par son histoire : occupations tatare, russe, grecque, et turque notamment. Orthodoxes, Juifs et Musulmans y ont rapidement cohabité. Elle a été, la plupart du temps, sous occupation russe ou soviétique – la langue y est encore parlée à 90 %. Slaves et Caucasiens sont un exemple d’entente à notre époque où les disputes raciales prolifèrent dans le monde.

Pourtant, les événements actuels rappellent Odessa à son passé complexe : située au carrefour de plusieurs civilisations, elle en subit les tribulations. Malgré les résultats du référendum populaire de 1991[2], la Russie n’a jamais accepté qu’elle soit propulsée dans les bras de l’Ukraine proclamée indépendante. Poutine la convoite plus que jamais, prétextant son histoire majoritairement russe. Essayons de déterminer les enjeux présents là-bas.

Le port d’Odessa : une voie commerciale vers le monde.

Odessa est un enjeu capital pour la Russie, mais aussi pour l’Europe : son port est la dernière porte des côtes nord de la Mer Noire qui échappe aux Russes. Certains affirment qu’il s’agit de l’objectif ultime de Poutine avant de s’asseoir éventuellement à une table de négociations. Les céréales ukrainiennes si indispensables à l’équilibre alimentaire mondial y transitent, avant de rejoindre les destinations du monde entier. Le jour où la Russie mettra la main sur le port ainsi que sur les céréales ukrainiennes, il détiendra une arme alimentaire capable de déstabiliser l’économie internationale. L’inflation s’envolerait de manière exponentielle, et la vie de chaque citoyen européen serait alors profondément impactée. D’autres secteurs seraient touchés comme le secteur des énergies ainsi que les industries qui en dépendent. Un raz-de-marée encore plus haut si, d’aventure, l’avancée de la Russie vers l’ouest ne s’arrêtait pas à la frontière ukrainienne. Voilà pourquoi le président Emmanuel Macron a fait d’Odessa sa ligne rouge[3]. La prise intégrale de l’Ukraine, au vu de ses ressources innombrables, ne ferait que renforcer l’ogre russe.

Il est probablement encore temps de stopper les velléités de Moscou, mais cela nécessite une indispensable coordination européenne et, surtout, du courage politique. Une drôle de guerre a pourtant commencé, et cela ne date pas d’aujourd’hui : elle se manifeste à travers l’ingérence russe dans les affaires politiques occidentales, en Afrique, dans les sphères médiatiques ou via les fausses informations véhiculées par le biais des réseaux sociaux – une guerre pour le moment indolore aux yeux de l’opinion publique. Le président Emmanuel Macron estime avoir tout essayé pour trouver des solutions. Le temps est venu de montrer les muscles, car Poutine ne comprend que le rapport de force. Ce n’est pas gagné, étant donné le soft power du Kremlin en Occident, à l’heure où certains dirigeants privilégient la tactique de l’autruche.

L’Ukraine et Odessa sont représentatives de tout ce que Poutine pourrait faire à l’Europe : quand ses idées ne passent pas, il utilise la méthode forte et ne recule devant aucun sacrifice : seul le résultat compte comme en attestent les villes du Donbass dont il a acquis le territoire, mais en a fait des tas de ruines. Tout ne s’est cependant pas déroulé comme il l’escomptait. Son opération spéciale de prise de Kyiv (Kiev)[4], qui ne devait durer que quelques jours, a échoué. Il pensait que l’armée russe serait accueillie sous les acclamations avec les drapeaux aux couleurs du Kremlin comme tapis rouge. L’Ukraine a résisté, résiste et résistera. Odessa semblait longtemps peu concernée par la guerre, car peu touchée par les frappes russes, elle accueille néanmoins sur son territoire 300 000 réfugiés déplacés d’autres régions ukrainiennes. L’un des tournants, avec le bombardement du 15 mars dernier, fut l’attaque de la cathédrale de la Transfiguration dans la nuit des 22 et 23 juillet 2023[5] : cette cathédrale était le symbole de l’orthodoxie ukrainienne qui se distancie de celle russe, un missile l’a gravement endommagée. Odessa s’est réveillée groggy, mais a pris conscience que la machine de guerre de Moscou ne l’épargnerait pas. Des blessures de l’ère soviétique se sont ravivées.

Les perspectives d’avenir : une union Bosphore-Caucase possible ?

Odessa, que l’on disait indifférente, fut, contre toute attente, la première ville d’Ukraine à manifester pour que les autorités locales consacrent un plus large budget aux besoins de l’armée. Depuis ce moment, la situation se complique, drones et missiles déferlent de plus en plus intensivement.

Depuis 2024 les drames s’enchaînent, avec des bilans à chaque fois plus lourds. Odessa ne pardonne pas la mort de ses enfants. Cette ville qui n’était pas franchement hostile à la Russie se radicalise et se battra, armes à la main si nécessaire, pour ceux qui ne sont pas déjà sur le front. Les guerres entraînent la haine : plus elles durent, plus rancunes et rancœurs rendent les solutions diplomatiques et pacifiques improbables.

Comment sortir de cette guerre ? Il n’y a pas trente-six issues possibles. Soit la Russie gagne la guerre et l’Ukraine tombe, avec des conséquences terribles pour le monde occidental, soit l’Ukraine l’emporte et récupère ses territoires : dans ce cas la Russie fera face à d’importants dommages de guerre et à de nombreuses traductions devant la cour internationale de ses dirigeants et criminels de guerre. Reste enfin l’option diplomatique, qui a été effleurée au début de la guerre, mais, depuis, le fossé s’est irrémédiablement agrandi. La question se pose de savoir si nous avons suffisamment creusé toutes les pistes : mémorandum de Budapest de 1994 et accords de Minsk de 2014 étaient de simples rustines qui ont pratiquement été imposées aux deux pays. Il serait judicieux de faire preuve d’ingéniosité et d’innovation et de ne pas se cantonner aux modèles diplomatiques passéistes afin de trouver la juste paix.

Une paix durable doit être établie dans le cadre d’un compromis équitable, chaque pays devant mettre un peu d’eau dans son vin, afin que le récit de sortie de crise se traduise par un scénario qui ne porte atteinte à l’intégrité d’aucune des deux nations. Il faut partir d’une feuille blanche et ne rien exclure. Commencer par regrouper les points communs, et il y en a l’air de rien, faire le tri entre les choses réalisables et irréalistes.

La Russie a prétexté que les russophones étaient discriminés : pourquoi l’Ukraine ne proposerait-elle pas une constitution bilingue à l’instar d’autres nations, ce qui, entre guillemets, arrangerait beaucoup de citoyens ? Poutine se dit tracassé par l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN et l’Union européenne : proposons-lui un deal aussi avantageux en créant une union de pays voisins appelée « Bosphore-Caucase », réunissant un poids lourd comme la Turquie (qui a l’avantage de faire partie de l’OTAN tout en maintenant de bonnes relations avec Moscou), la Moldavie, la Géorgie, le Kazakhstan, l’Ukraine et d’autres éventuellement. Cela résoudrait un sérieux problème à la fois de stabilité dans toute cette région mais aussi pour l’Union européenne qui aura bien du mal à les inclure, la crise des agriculteurs en est l’exemple. Cette union pourrait commercer en relation privilégiée avec l’Europe ou même avec la Russie pour les pays que ça intéresse. La Russie signerait en échange une nouvelle charte de respect de l’intégrité ukrainienne. La reconstruction de l’Ukraine se ferait par la Russie dans sa partie occupée au moment de l’accord, tandis que, dans le reste du territoire, l’État ukrainien, avec le soutien de l’aide internationale qui se traduirait par des dons ou des prêts, en prendrait la responsabilité. Les deux pays s’engageraient à livrer les responsables de crimes de guerre – crimes crapuleux et incontestables –, afin qu’ils soient jugés par la Cour internationale de justice. Il reste une quatrième issue : ne rien faire, continuer où ça nous mènera, c’est-à-dire dans un mur qui ne cesse de grandir à mesure que s’écoulent les jours et les slogans.

Fabrice Michel & Gaspard Rambel

  1. Richelieu, gouverneur d’Odessa – France Mémoire (france-memoire.fr)
  2. Proclamation d’indépendance de l’Ukraine | Evenements | Perspective Monde (usherbrooke.ca)
  3. Guerre en Ukraine : « Une avancée du front vers Odessa ou vers Kiev », Emmanuel Macron annonce ce scénario « qui pourrait engager une intervention » de la France – lindependant.fr
  4. L’échec de « l’opération militaire spéciale» de Poutine est celui du renseignement russe | Slate.fr
  5. À Odessa, « il faudra des années » pour reconstruire la cathédrale touchée par les frappes (radiofrance.fr)