Baudelaire : entre renouveau poétique et rejet de Dieu

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Figure incontournable de la modernité poétique, Baudelaire s’émancipe définitivement du romantisme sentimental de Musset, rompt avec les exigences parnassiennes et ouvre la voie au symbolisme, se faisant ainsi le poète du renouveau poétique de la seconde moitié du XIXe siècle.

Aussi bien dans son esthétisme que dans les thèmes choisis, l’auteur des Paradis artificiels inculque un vent nouveau à la poésie tout en incarnant la lutte tacite entre les Anciens et les Modernes.

L’albatros, second poème de la partie «  Spleen et idéal » des «  Fleurs du mal »  cristallise cette jonction entre le versant élégiaque du Cénacle romantique et la mystification de l’impressionnisme traduit en vers musicalisés par ce mouvement que l’on nommera plus tard le symbolisme.

Pour innocenter l’accueil exécrable que ses contemporains réserveront au recueil, Charles Baudelaire évoquera son rapport à la pureté poétique, sa volonté de s’opposer aux poètes qui ont seulement choisi « les provinces les plus fleuries du domaine poétique » pour finalement renvoyer au titre de son œuvre en se proposant « d’extraire la beauté du Mal. »

Il ne mentionnera pas sa lutte contre le vers codifié du Parnasse, mais bien son abnégation envers la poésie qu’il compare à une œuvre d’art où le Beau demeure inlassablement abstrait et, à la manière du Ciel et de l’Enfer, indissociable du laid.

Ainsi, pour atteindre son idéal de poésie pure, Baudelaire n’hésitera pas à explorer toutes ses propres zones d’ombres (addictions, doutes, défaillances…) ainsi qu’à égratigner le christianisme en comparant la condition du poète à celle de l’ange déchu Satan.

Le supplicié des vers

Faute d’être accueillie comme un renouveau bénéfique, sa poésie est jugée vulgaire et blasphématoire. Aussi, c’est sans surprise qu’il s’expose à la censure et aux poursuites au civil, incarnant alors, en conscience, l’image romantique du poète maudit, rejeté sous le sceau de l’avant-garde et exilé pour son génie vecteur de tragédie.

L’Albatros illustre parfaitement l’état d’âme de Charles Baudelaire au début des années 1860.

Pris en otage, entre les codes établis du Parnasse en plein essor et la modernité qui le personnifie, le poète, à l’instar de la seconde partie du recueil, oscille entre spleen et idéal, mal-être et soif de révolutionner le genre, faute de pouvoir se révolutionner lui-même.

Pour illustrer sa pensée, Baudelaire ne songe ni à la solitude vaniteuse du condor de Leconte de Lisle ni à l’aigle royal prisé par les romantiques, mais préfère emprunter à Coleridge son albatros, symbole de la dualité du poète cloué au sol et rêvant d’infini, mais aussi de sa propre ambivalence entre le Ciel et l’Enfer.

Différentes lectures sont à envisager.

Si l’on s’en tient à la problématique résolue par le dernier quatrain aux allures d’apologue, L’Albatros s’avère une allégorie du poète. Ce dernier, symbolisé par l’oiseau, « roi de l’Azur » dépossédé une fois descendu de son céleste piédestal, incarne la pureté mise à mal par la masse ignorante.

Tantôt torturé physiquement par l’équipage, figure ici de son passage en correctionnelle ; tantôt humilié par les « autres », ces critiques qui se moquent de sa plume comme les marins se moquent des ailes blessées de l’animal, Baudelaire dépeint les affres de la publication, où la création personnelle se voit livrée à tous.

Le thème lamartinien du poète maudit prend alors pleinement son sens puisque s’opposent alors pleinement le spleen – malédiction de la vocation qui impose de devoir repousser les limites des normes établies – et l’idéal – croyance en l’existence du Beau.

L’oiseau, majestueux dans son habitat naturel, devient « gauche et laid » une fois à terre. Le poète, transcendant le verbe et laissant voler sa plume lorsqu’il fait ce pour quoi il est fait, se retrouve censuré, diffamé et donc souillé lorsque son inspiration se concrétise en se retrouvant entre les mains d’autrui. Sa vision du Beau, une fois exposée, se retrouve ainsi malmenée et parfois disqualifiée.

À l’image de l’albatros, son sort est inextricable. Si l’un se fait capturer au vol pour le loisir de marins amateurs d’opium, l’autre ne peut garder ses créations pour lui au risque de ne jamais rencontrer le Beau, cet idéal auquel le poète aspire.

Spleen et idéal

Nous le savons, la notion de Beau est chère à Baudelaire. Aussi, c’est avec mordant qu’il salue Gautier dans la préface des Fleurs du mal, et si, comme le titre du recueil l’indique, la beauté rappelle le péché originel, une poésie parfaite reviendrait intrinsèquement à pécher esthétiquement.

C’est d’ailleurs le reproche que le poète fera à l’utopie de « l’art pour l’art », credo des Parnassiens : pour lui, il n’y a pas d’esthétique formelle, pas de beauté classique comme le sous-entendent les romantiques ni de valeur spirituelle dans la poésie qui se voit au contraire transcendée par l’aversion du poète pour le monde qui l’entoure et son abandon à la mystique noire. « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! », peut-on lire dans Révolte  où contrairement à la dualité ambiguë de L’Albatros qui n’évoque Lucifer que par la périphrase « prince des nuées » et la métaphore de l’onyx, la prise de position de Baudelaire est claire. C’est dans sa descente aux Enfers que le poète s’approche le plus de l’idéal poétique. Aussi, refuser paradis artificiels et péchés reviendrait à ne jamais transcender le vers ni dénicher des thèmes exempts de sentimentalisme.

Atteindre l’idéal, la perfection divine à laquelle aspirent tous les poètes depuis l’Antiquité est impossible. Son pessimisme, enivré par le spleen où l’âme est engluée dans la mauvaise vie et soumise aux influences infernales, lui fait dire que si le Salut du poète se trouve dans sa quête d’absolu, laquelle, exposée à la pauvreté (La muse vénale) ou encore la maladie (La muse malade), somme toute aux maux terrestres, est vaine.

Ainsi, L’Albatros peut être lu comme la déchéance du poète à qui Baudelaire donne ironiquement des allures christiques.

Comme le Christ, l’artiste est pur (albatros du latin albus, blanc), ses intentions sont louables et, à l’image de l’oiseau, il se laisse torturer jusqu’à la mort sans se révolter.

L’analogie s’arrête là attendu que pour Baudelaire, le beau appelle le laid et intrinsèquement le Ciel, l’Enfer, blasphémant ainsi par association d’idée. De L’Albatros émerge un faux Messie, comme dans la deuxième épître des Corinthiens 11 : 14-15 où Lucifer revêt l’apparence d’un ange de lumière. Dans ce passage du Nouveau Testament, Paul appelle ses fidèles à ne pas se laisser berner par les faux apôtres, qui, comme Satan, prennent l’apparence d’un être de lumière. De par son sens biblique, mais aussi étymologique, la lumière symbolise la vérité et la pureté. L’objectif de Lucifer (du latin lux, lumière, et ferre, porter) serait donc d’usurper puis de remplacer la lumière de Dieu.

Car si l’auteur du Bateau ivre donne ici une vision grandiloquente de son métier, qu’il considère à la fois comme un sacerdoce, mais également comme un don divin, ce n’est pas au Messie qu’il se compare, mais bien au « prince des nuées », Satan, qu’il interpelle de façon plus ou moins directe tout au long du recueil. En dépréciant le christianisme et en refusant d’entendre la parole de Dieu, Baudelaire commet le péché ultime, celui de renier le fondement même de la poésie.

Ainsi, bien que le chemin de croix qu’il s’inflige soit nécessaire pour atteindre ce qu’il considère comme l’idéal poétique, Charles Baudelaire réussit néanmoins, entre deux blasphèmes, le miracle de démystifier le genre pour lui apporter la modernité sonore qui ouvrira la porte au symbolisme.

En cela, l’auteur des Paradis artificiels, sauf de s’attirer la reconnaissance de ses pairs et la sympathie de son lectorat, parvient, presque malgré lui, à inculquer à la poésie un vent nouveau, lequel ne manquera pas d’inspirer la génération suivante, celle de Verlaine, Rimbaud ou encore Mallarmé.

Tableau : Henri Fantin-Latour, « Hommage à Delacroix », 1864, huile sur toile, 160 × 250 cm, Musée d’Orsay, Paris.

© Mélanie Gaudry