Entretien avec Gleb Dolianovsky

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  1. Que faisais-tu avant le déclenchement de la guerre ? 

Avant la guerre, j’étais engagé en politique à Kyiv (Kiev N.D.L.R), en particulier au sein de la branche jeunesse du parti politique du président Zelensky « Serviteur du Peuple », j’étais responsable d’une section dans un quartier de la ville. Pendant ce temps, je terminais mon dernier semestre de licence. En janvier-février 2022, j’étais dans le sud de la France. À ce moment-là en Ukraine, il y avait beaucoup de discussions sur une éventuelle invasion russe. De nombreuses personnes déménageaient vers l’ouest de l’Ukraine ou à l’étranger. De nombreuses ambassades étrangères se retiraient. En France, ce sujet était beaucoup discuté, notamment en raison de la grande conférence à Marseille, où le président Macron a annulé sa visite en raison de négociations urgentes avec les représentants russes et ukrainiens. Le 16 février, j’ai décidé de retourner en Ukraine. Et j’ai eu de la chance, car c’était l’un des derniers vols pour Kyiv.   

2. Te souviens-tu de l’ambiance de la société à Kyiv le matin du 24 février 2022 ? 

Le soir du 22 février, deux jours avant l’invasion, mon ami, un ancien militaire, m’avait appelé. Il avait son propre projet de production de drones qu’il continue actuellement. Il m’avait informé que la guerre commencerait demain, que leur groupe de volontaires était prêt avec leurs propres armes à la main. Il m’avait conseillé d’emmener ma famille à la frontière ouest de l’Ukraine, mais ma compagne a refusé de quitter Kyiv. Durant les dernières 48 heures, toute l’Ukraine était figée dans l’attente. Nous nous souvenons du discours de Poutine sur la dénazification de l’Ukraine (plutôt ironique sachant que je suis moi-même juif ashkénaze et que je suis très bien intégré dans la société ukrainienne). À ce moment-là, tout était déjà évident. Le 24 février à 5 heures du matin, je me suis réveillé au son de lointaines explosions en périphérie de Kyiv. J’habitais au centre de la ville, et, en sortant sur le balcon, je pouvais entendre le bruit des avions de chasse qui survolaient les immeubles. La guerre avait commencé. Notre président a annoncé que nous tiendrons bon, que nous nous défendrons. Le matin, les bureaux de recrutement étaient bondés. La plupart de mes amis attendaient dans des files d’attente kilométriques et beaucoup se voyaient refuser l’entrée, car il y avait trop de volontaires. Grâce à des contacts politiques, nous avons commencé à organiser la défense de Kyiv avec les mêmes collègues avec qui je discutais la veille.

3. À quoi ressemblait la situation à l’intérieur de Kyiv pendant les premiers mois de la guerre ? 

Il est difficile de décrire cet esprit par des mots, il faut le ressentir quand toute une nation fonctionne comme un seul organisme. Du matin au soir vous travaillez, chaque minute avec une énergie décuplée. Vous organisez l’approvisionnement en nourriture pour les soldats, vous achetez des gilets pare-balles, des casques, des radios à l’étranger, remplissez et apportez des sacs de sable aux points de contrôle et répartissez des produits pour les civils qui ne peuvent pas sortir de chez eux car trop âgés. L’argent ne circulait plus. Tout le monde travaillait gratuitement et donnait ses réserves matérielles et ses biens pour soutenir nos défenseurs. C’était un moment où l’armée, le gouvernement, les entreprises et la société étaient unis comme jamais auparavant. C’est pourquoi l’Ukraine a tenu bon.
Je ne faisais pas exception non plus. Cinq jours après le déclenchement de la guerre, le stock de gilets pare-balles était épuisé en Ukraine. Nous avons alors eu l’idée de commencer à en produire nous-mêmes car en Europe, aux États-Unis ou en Israël ils coûtaient plus de 800 dollars. Ceux que nous produisions étaient des gilets pare-balles de classe 4, l’une des classes de protection les plus élevées. Notre priorité était la fiabilité, puisqu’il s’agissait de vies humaines. Notre équipe a réussi à les fabriquer bien moins chers que sur le marché international à partir de mars 2022. Nous avons testé chaque plaque de blindage, en tirant des balles de différents calibres pour garantir leur résistance. Ils ont été cousus par des couturières, qui s’occupaient la veille de vêtements pour différentes marques ukrainiennes. Il ne s’agissait pas d’une activité commerciale et nous avons donné gratuitement ces gilets pare-balles aux défenseurs, en achetant du matériel grâce aux dons des Ukrainiens et au soutien des gens d’autres pays. Au total, nous avons réussi à en fournir à plus de 500 défenseurs. Ce qui a joué un rôle important et nous a fait gagner du temps en attendant le ravitaillement des alliés.

Aide entre civils pour l’approvisionnement, février 2022.
Tirs pour tester l’efficacité des gilets pare-balles.
Stockage du materiel pour la fabrication des gilets pare-balles.
Un des régiments qui a été équipé.

4. Nous nous souvenons que, jusqu’aux derniers jours, le gouvernement ukrainien rejetait les informations de ses partenaires sur la préparation russe en vue d’une éventuelle invasion. Pensez-vous que l’Ukraine s’attendait à une attaque de telle ampleur ? 

Aujourd’hui, en lisant le livre de Simon Shuster[1] sur les derniers mois précédant la guerre dans le bureau du président Zelensky et du gouvernement, il indique que les dirigeants politiques et militaires ukrainiens avaient déjà décidé de défendre le pays, quelle que soit l’issue du conflit et malgré l’incrédulité des partenaires. C’est une des raisons pour laquelle le général Zaluzhny n’a pas révélé tous les détails de nos plans de défense à nos partenaires occidentaux. Ayant moins de ressources que la Russie, l’Ukraine devait l’induire en erreur. Cependant, compte tenu de la guerre en filigrane qui durait depuis 2014, l’Ukraine aurait certainement pu être mieux préparée à une invasion à grande échelle.

5. Pendant la première moitié de l’année, l’Ukraine a réussi à défendre le centre du pays, a libéré l’oblast de Kharkiv et celle de Kherson. Selon vous, quels ont été les facteurs clés du succès ?

La force de la volonté de la nation ukrainienne. Vous savez, lorsque les ambassades des partenaires occidentaux quittaient l’Ukraine, la situation ne semblait vraiment pas très optimiste. Mais nous étions en guerre avec la Russie depuis 8 ans. Nous savions que si nous abandonnions, nous subirions le même sort que le peuple juif, qui avait été persécuté pendant 2 000 ans. Et la décision de la société, des dirigeants politiques et militaires de rester défendre la capitale a inspiré tout le monde. Par la suite, la défaite de la Russie près de Kyiv a montré que la force de l’armée russe était surestimée, qu’ils pouvaient être battus. Ce que les opérations de Kharkiv et de Kherson ont ensuite démontré. 

Une base militaire équipée.

6. Je sais que maintenant vous étudiez à l’université de Varsovie en relations internationales, c’est exact ? Quel est le domaine de votre recherche académique ? Comment cela pourrait-il aider l’avenir de l’Ukraine ? 

Oui, c’est exact. Pour l’instant, je rédige ma thèse de maîtrise sur l’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne. L’intégration législative, économique, énergétique, infrastructurelle. Vous savez, lorsque la Pologne a adhéré à l’Union, c’était l’expérience d’une génération entière : ils ont formé 100 000 négociateurs qui travaillaient en permanence avec Bruxelles pour trouver les meilleurs moyens de développement et d’intégration de la Pologne.

7. Vous avez dit que vous continuez votre activité politique au sein du parti au niveau international. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet, s’il vous plaît ? 

Oui, bien sûr ! J’ai l’honneur de participer de temps en temps à des conférences où je peux être la voix de la jeunesse ukrainienne. Pour l’instant, je suis co-coordinateur d’un projet politique éducatif pour les jeunes leaders ukrainiens, que notre parti[2] organise en collaboration avec des partenaires du Parti conservateur danois. 

8. Pourquoi et quand avez-vous décidé de participer aux formations des combattants militaires ukrainiens[3] en tant qu’interprète militaire ? 

J’ai été inspiré par ma compagne qui travaillait déjà dans un projet similaire en français. C’est un travail où le résultat de votre implication est mesuré par le nombre de vies que les soldats peuvent sauver, s’ils sont bien formés. Je vois l’inspiration des instructeurs de l’OTAN et la motivation de nos soldats, et cela inspire autant que motive, car nous travaillons tous pour la paix sur notre planète. 

9. Comment évaluez-vous l’efficacité de ces formations ? Les soldats ukrainiens apprennent-ils beaucoup des instructeurs de l’OTAN ?

La doctrine militaire ukrainienne et celle de l’OTAN sont très différentes. Mais de nombreux soldats qui combattent depuis 2014 ont déjà suivi des formations avec des instructeurs de l’OTAN. Ils comprennent donc très rapidement le fonctionnement du matériel et des techniques. Tout ce qu’ils apprennent ici ne sera pas forcément efficace en Ukraine. Et la tâche de nos programmes est de fournir une autre clé dans la boîte à outils des militaires ukrainiens, d’un autre côté, comme ces derniers ont beaucoup d’expérience de combat, ils la partagent également avec les instructeurs pour qu’ils adaptent le programme aux conditions du front en Ukraine. Chacun apprend de cette façon, c’est un cercle vertueux.

10. Vous avez réussi à vivre en France pendant un certain temps. Et je sais que votre compagne avait travaillé à la préfecture de Marseille en tant que coordinatrice du programme pour les réfugiés ukrainiens. Comment se passe l’adaptation des Ukrainiens dans la société française ? Et comment la diaspora ukrainienne en France aide-t-elle l’Ukraine dans cette guerre ?

Oui, c’est exact. C’était à partir de l’été 2022. À l’époque, il y avait encore un afflux actif de réfugiés. Et je tiens à faire de grands compliments à la France pour la manière dont elle a organisé le processus d’accueil des réfugiés ukrainiens. Ils ont été dotés de centres où ils pouvaient avoir leur propre chambre, suivre des cours de français et chercher du travail. Beaucoup d’Ukrainiens, après six mois en France, avaient déjà amélioré leur français et ont pu trouver un emploi. Mais bien sûr, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Certains sont retournés en Ukraine. Mais beaucoup n’ont tout simplement nulle part où retourner, car leurs régions sont occupées et leurs maisons détruites.

Propos recueillis le 5 avril 2024

Entretien entre Gleb Dolianovsky et Gaspard Rambel

Gleb actuellement en Pologne dans le cadre de la mission FAC avec l’OTAN.
Rencontre avec Gleb à Paris début avril 2024.
  1. https://www.harpercollins.fr/products/nous-vaincrons

  2. https://www.instagram.com/ze_molodizhka/

  3. https://www.instagram.com/op_unifier?igsh=bXpxaHVtbnI2NTk0