Odesa : Le maire évincé et remplacé par une administration militaire.

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Le 14 octobre dernier, une nouvelle est venue secouer l’Ukraine : le maire de la troisième ville du pays a été démis de ses fonctions à la suite de sa déchéance de nationalité[1]. D’après une enquête des services secrets, le SBU, Gennadyi Trukhanov posséderait la double nationalité russo-ukrainienne, ce qui est formellement interdit dans la constitution ukrainienne pour les personnes exerçant un mandat officiel.

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a lui-même signé le décret signifiant sa destitution. Les deux hommes n’ont jamais été de grands amis, ennemis politiques même… L’opinion publique locale a bien vite réclamé des preuves, le SBU a dès lors publié le passeport russe, qui lui aurait été remis en 2014. Le lendemain de la nouvelle, un média indépendant ukrainien[2] a rapporté que le passeport publié par le SBU était un faux, jetant le discrédit sur le bien-fondé de l’accusation, même si le média affirmait que sa nationalité russe était probablement avérée. Les preuves sont difficiles à trouver d’autant que Trukhanov n’a effectué aucun voyage en Russie depuis 2014.

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Une copie du passeport russe présumé de Gennady Trukhanov, publiée par le Service de sécurité d’Ukraine (SBU).

Qu’en pense-t-on à Odesa ?

Rares sont les personnes sans avis sur le sujet, le maire, en place depuis 2014, exerçait son troisième mandat, ce qui n’est pas négligeable. Depuis le déclenchement de la guerre en 2022, il ne faisait pas l’unanimité : certains le traitaient de pro-russe. Il est vrai que son attitude était contradictoire. Bien qu’il ait toujours fermement condamné les attaques russes, il avait usé d’une grande mauvaise volonté à accepter le démantèlement de la statue de l’impératrice Catherine II, de même que pour la statue de Pouchkine juste en face de la mairie. D’autres lui reprochaient de ne pas consacrer assez d’argent aux soldats, des manifestations eurent lieu un long moment dans la ville à ce sujet en 2023. Sa gestion au quotidien, pas toujours à la hauteur, était aussi montrée du doigt.

Fabrice Michel et Gaspard Rambel devant la mairie d’Odesa pendant les manifestations anticorruption, octobre 2023.

Si beaucoup se sont réjouis de son éviction, le choix de son remplaçant fait grand débat. Au lieu de choisir un nouveau maire parmi les élus actuels, le conseil municipal s’est vu imposer une administration militaire, un commandant nommé Sergei Lysak[3], jusqu’alors en poste à Dnipropetrovsk.

Les déboires de Gennadyi Trukhanov n’étaient pas terminés, il est à présent assigné à résidence 24 heures sur 24, accusé de mauvaise gestion de la ville. Une inondation catastrophique s’est produite en septembre dans la ville, 10 personnes ont péri. L’État estime que sa responsabilité est hautement engagée dans ce drame[4]. Sa caution a été fixée à 42 millions de hryvnias (un million de dollars). L’ancien maire crie à la chasse aux sorcières, indiquant que sa réticence à une dérussification rapide d’Odesa explique pourquoi l’État a cherché des prétextes pour l’évincer.

Les habitants de la cité balnéaire sont très majoritairement russophones (à ne pas confondre avec russophiles[5]), ils n’acceptent pas volontiers de parler ukrainien. Je peux le constater au quotidien, dans les cours de récréation d’école, dans les transports en commun, etc. Dans les magasins, l’ukrainien est parlé mais comme une langue d’appui, surtout en banlieue où la majorité de la population est âgée et donc habituée à parler le russe, étant donné l’histoire du pays. Comment changer toutes ces habitudes en un claquement de doigts ? Concernant l’inondation, le phénomène atmosphérique était très intense, il a plu furieusement pendant une douzaine d’heures. Les prévisions du service météo n’étaient pas très alarmistes, tout au plus parlait-on de pluies modérées. Ce n’est qu’au fil de la journée que des alertes ont été lancées. Les endroits les plus encaissés ont reçu des torrents d’eau, le relief de la ville avec plusieurs carrefours en contrebas de longues montées et la chute des premières feuilles d’automne bouchant les égouts ont été un élément d’aggravation. Le réseau d’égout est assez insuffisant, mais pas seulement à Odesa, dans toute l’Ukraine également. En tant qu’observateur étranger, il me semble que de telles précipitations auraient eu les mêmes conséquences ailleurs.

Ce qui est le plus difficile à accepter pour une partie de la population, c’est le fait d’avoir catapulté un militaire, non originaire d’Odesa, pour gérer la ville, une personne non élue par le peuple. Pour certains, il s’agit d’un coup d’État régional. La nouvelle administration a même créé des tensions avec l’Unesco[6]. La partie historique est classée au patrimoine de celle-ci, ce label a été établi sur la base de ce qui a été observé. La statue de Pouchkine ne peut donc pas être démantelée. Actuellement elle est recouverte d’un dôme empêchant sa vue, mais même cela enfreint le règlement de l’Unesco. On ignore si un compromis pourra être trouvé.

Que retenir ?

Odesa n’est décidément pas comme les autres villes d’Ukraine. Il est regrettable d’ailleurs que l’administration kyivienne ne l’accepte pas avec ses particularités et veuille la mener sur un chemin que ses habitants ne désirent pas forcément emprunter, du moins pas tant que cela leur semblera imposé. Le sentiment d’appartenance à l’Ukraine est pourtant présent, même si la résistance face au TCC y a été plus acharnée qu’ailleurs. Son avenir est incertain, Poutine n’a jamais caché son intention de la récupérer même si, actuellement, ce n’est pas directement à l’ordre du jour et que le peuple ukrainien ne lui donnera jamais les clés de la ville.

Fabrice Michel

  1. Zelensky déchoit le maire d’Odessa et un danseur de ballet de la nationalité ukrainienne

  2. Trukhanov’s alleged Russian passport proof shared by SBU is fake – Insider

  3. Zelensky names head of newly established military administration in Odesa — Novaya Gazeta Europe

  4. L’ancien maire d’Odessa accusé de négligence ayant causé la mort de neuf personnes

  5. Russophone et patriote ukrainien | Le Devoir

  6. Le maire d’Odessa, opposé à la «dérussification», déchu de sa nationalité ukrainienne et remplacé par une administration militaire – Le Temps